Parmi les grandes soirées que j’ai eu le privilège de vivre en tant que pigiste sportif, il en est une qui ressemblait étrangement, au départ, à celle de hier soir. Une température identique, un contexte aussi passionné, un exploit aussi retentissant. Impossible de s’immerger dans une rencontre lorsque vous travaillez, et de ne jamais oublier que vous serez jugé le lendemain sur une phrase mal balancée ou mal ficelée dans une page de journal. Et pourtant la tension était forte. Écrire au cœur de la fusion d’un cratère humain, comme l’était ce soir là le Parc Lescure relèvait de la prouesse. J’ai retrouvé, par hasard, lundi la page spéciale de l’ancien format de Sud Ouest que nous (je dis nous parce que, moment rarissime) avions signé collectivement… sur la rencontre retour entre les Girondins de Bordeaux et le prestigieux Milan A.C. En effet, pour cette soirée exceptionnelle, le service des sports avait constitué une force de frappe de copains solidaires, et j’avoue avoir éprouvé le plus grand bonheur de ma modeste vie d’écrivaillon sportif lorsque j’ai été recruté pour être du rendez-vous. Le football ne me manquait plus. On est le 19 mars 1996. J’ai tellement rêvé dans mon adolescence des exploits des chevaliers de la balle ronde que, vivre au milieu d’eux pendant des années aura constitué un accomplissement. Certes, je n’ai jamais été véritablement admis parmi les gens qui comptent, car la « noblesse » des détenteurs de carte de presse vit en cercle fermé. On entre dans le cénacle sur la pointe des pieds, et il faut s’y faire modeste. Les détenteurs d’un titre n’aiment guère les plumitifs externes.
Le journalisme sportif, beaucoup plus que les autres spécialités, a en effet ses stars et ses besogneux, ses caresseurs et ses brutes, ses fanfarons et ses humbles, ses corbeaux et ses renards, ses méticuleux et ses approximatifs, ses adeptes du chic et ses fervents du choc, ses compilateurs comme ses improvisateurs. C’est très proche de la politique, car on a vite fait de se tailler une réputation sur la célébrité que l’on distribue aux autres, ou les frustrations que l’on distille à l’égard d’autres encore. Je crois même que c’est plus impitoyable, tellement la concurrence interne et externe prend nécessairement le pas sur les autres principes. Un « envoyé spécial » descendu pour un match peut parfois s’autoriser des tacles plus ou moins corrects, puisqu’il ne reviendra que plusieurs semaines plus tard. Le « local de l’étape », s’il est d’un journal « supporteur », a intérêt à surveiller ses chevilles, car elles ne risquent d’enfler que sous l’influence d’un ego grandissant. Le monde des médias est au moins aussi impitoyable que celui des politiques… Le monde du sport spectacle l’est tout autant que celui de la politique spectacle. Il existe toujours, comme le disait avec son humour angoissé permanent, celui qui m’a toujours soutenu, André Nogués, intarissable conteur des épopées girondines, « baleine sous gravier ! » dans tous les domaines. Les apparences sont en effet parfaitement trompeuses… mais les supporteurs ne sont en fait que des militants pratiquant leur engagement par l’ovation, ou la désapprobation par les quolibets ou les sifflets.
Ce 19 mars 1996, sur le tapis vert du poker européen où se jouent les fortunes collectives ou individuelles, les Italiens étalent dans leur plus beaux atours. Ils ont aligné les « bons » (Roberto Baggio, Marcel Dessailly, Donadoni, Viera…) les « brutes » (Costacurta et Baresi) et le « truand », prompt à réaliser le hold-up parfait (George Weah). Comment espérer terminer le western autrement que par une exécution publique, quand on a déjà mis deux balles à l’aller dans le corps d’un adversaire mal en point. La cicatrice du match aller était surtout psychologique, et les blessures, d’amour-propre.
Sous Zinédine Zidane pointait déjà « Zizou », les chevauchées de Dugarry annonçaient celles de « Duga » , dans les envolées de Bixente Lizarazu perçaient les attaques en rase-mottes de « Liza ». Les trois Mousquetaires n’avaient pas encore leurs bâtons de Maréchaux, mais ils avaient une envie exceptionnelle de les obtenir dans une glorieuse épopée européenne.
Les Milanais prudents, trop sûrs d’eux, encaissaient une touche dès le premier quart d’heure. Le d’Artagnan qu’attendait tout un stade ivre, se nommait alors Didier Tholot. À la quatorzième minute, suite à une transversale de Witschge, Lizarazu, capitaine des Girondins récupèrait le ballon, effaçait le taureau Costacurta, pour offrir le premier but à Tholot, seul au deuxième poteau. La seconde mi-temps commençait sur le même rythme que la fin de la première, avec une domination qui semblait bordelaise. À la 64e minute, suite à une faute sur le côté gauche du but milanais, un coup-franc était offert pour les Girondins. Zinedine Zidane le tirait rentrant, mais le dos de l’arbitre Monsieur Cakar, renvoyait le ballon au second poteau. Dugarry reprenait la balle pour le 2 à 0. Les Italiens avaient alors moins de superbe. Six minutes plus tard, Zidane remontait le ballon, comme ces grognards qui repartent au feu. Il offrait un caviar en deux temps à Dugarry, qui attendait que la balle le dépasse sur la droite face au virage Sud pour inscrire le troisième but des Girondins d’une frappe soudaine, but de la qualification et de la victoire bordelaise. Le stade du Parc Lescure entra alors en fusion ! Rien ne résistait au tsunami populaire. Les commentateurs italiens se prenaient la tête dans les mains. Les Français hurlaient. Les stylos crachaient des superlatifs. Les images des télévisions passaient en boucle. Toujours impossible de partager. Le rôle de témoin est le plus ingrat, car il prive les yeux des pulsions du coeur. Il oblige à s’extraire du cratère, pour faire entrer dans la mémoire les éléments qu’il faudra traduire par des mots.
Ah! Que j’ai aimé cette soirée qui me permettait de vivre par procuration les exploits qui défilaient sur l’écran noir de mes nuits blanches d’enfant. Impossible d’oublier cette balle décochée par ce gamin de l’école Jean Rostand de Lormont qui ne vivait qu’avec un ballon entre les jambes. Elle traverse encore l’air du temps au ralenti pour aller se figer dans les filets comme une flèche de Robin des Bois délivrant une foule en allant trancher la corde du condamné potentiel.
Hier soir, il manquait le parfum de l’exploit, car on est resté dans l’ordinaire présenté comme un grand cru depuis trop longtemps. Même si le résultat s’est joué à deux doigts de la main gauche de Loris. Heureusement, je n’y étais pas. Je reste sur mes souvenirs.
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Quel souvenir intarissable ce Bordeaux-Milan !
Tu as l’art de nous faire vivre ce match du 19 mars 1996 comme si nous y étions ! C’est vivant, c’est haletant et c’est passionnant. Je n’y connais pas grand chose, mais cela m’a rappelé de vieux souvenirs, lorsque, adolescente, j’accompagnais mon père au stade, le dimanche (c’était moins prestigieux que les Girondins de Bordeaux….c’était l’A.A.J.BLOIS) et qu’il rédigeait, en rentrant à la maison le « compte rendu » pour La Nouvelle République….
Quelle fougue! Ancienne épouse de footballeur qui ai traîné sur les terrains, je me croyais insensible à ce genre d’article et pourtant j’ai lu jusqu’au bout avec enthousiasme! Bravo et merci pour votre talent d’écrivain!