Soyez résolument chocolat…

L’école publique du Bourg, à Sadirac, n’avait pas de cloche. La fin des classes ne reposait que sur la volonté de Monsieur Meynier de libérer ses ouailles. Et encore ne sortaient que celles et ceux qui n’étaient pas inscrits « à l’étude » pour préparer une échéance jugée utile à leur avenir. Après une dictée supplémentaire et un « rab » de calcul mental il était temps de prendre la direction de la maison. Une sorte de sprint car, malgré les plâtrées de « fayots-saucisses », de « ventrèche-lentilles » ou de « macaronis tomate », le ventre sonnait creux. A l’arrivée, il y avait deux propositions pour combler cette faim de galapiat. L’une tenait à l’histoire rurale de la famille et s’appelait la « frotte à l’ail ». Elle supposait un estomac solide et plus encore un appétit peu regardant sur les conséquences olfactives du mets, préparé par mon grand-père. Il frottait minutieusement sur une large tartine de pain frais une gousse d’ail, avant de verser un filet d’huile, et il attendait qu’au passage nous prenions le temps de les dévorer. C’était assez rare comme « quatre heures », car bien évidemment, le mot « goûter » n’était pas encore entré dans notre repère, mais je ne renonçais pas à ce privilège modeste me permettant de démontrer ma capacité d’entrer dans le monde des adultes. L’autre promesse avait une tout autre allure et préfigurait ma prédilection ultérieure pour l’autogestion. En arrivant dans la cuisine familiale, il fallait aller vite se tailler une tranche de la miche du jour, se diriger vers une porte horizontale d’un buffet du meilleur jaune pétard pour y prendre, sous cloche, une masse sculpturale de beurre. Une bonne couche sur le pain ne suffisait pas à mon bonheur de « riche », car il restait discrètement à améliorer l’ordinaire. La boite de Banania, située dans la porte verticale, constituait la clé de la gastronomie. En saupoudrant la tartine avec du… chocolat, j’atteignais le sommet de la gastronomie. Le guide Michelin, dont j’ignorais bien entendu l’existence, n’aurait jamais envisagé qu’une tranche de « miche de quatre » pouvait avoir un telle attractivité.
Mieux, le premier arrivé pouvait atteindre le nirvana du « quatre heures » pris à six heures, en raclant avec une cuillère à soupe l’épaisse crème du lait bouilli, pour remplacer le beurre, avant de racler dessus une tablette de chocolat noir avec la lame d’un couteau. C’était un sujet permanent de dispute avec mon frère, pour savoir quelle part serait attribuable à l’un ou à l’autre. Le partage relevait presque du débat autour du contenu d’un coffret de pierres précieuses découvert dans un mur et devant être partagé entre des découvreurs de trésor.
Le chocolat constituait le diamant brut de la caverne d’Ali Baba. Il était acheté parcimonieusement, au cul du camion Citroën frappé de la marque « L’Aquitaine », lors de la tournée hebdomadaire. La halte devant le portail de la mairie, où nous habitions, relevait du conte de fées. Il y avait, sur les étagères, les tentations du monde. Et, beaucoup plus que les bonbons, les plaques de Poulain, de Tobler, de Suchard, ou de Cémoi relevaient du désir inassouvi. Elles contenaient toutes des images à coller, des timbres à collectionner sur des albums interminables, et nous attendions leur découverte avec une impatience non contenue. Ma mère, soumise à la pression des affamés de cacao, finissait ainsi toujours par céder et par acquérir la moins chère de ces plaques. Nous avions ensuite droit à un ou deux carrés, selon les circonstances durant la semaine. Dures, croquantes, légèrement amères, les tablettes appartenaient aux plaisirs incomparables du « goûter ». Elles se dégustaient avec l’inévitable tartine beurrée.
Le chocolat appartenait aux produits les plus convoités, dans la mesure où il n’entrait qu’après des négociations incertaines dans la partie la plus haute du buffet jaune.
J’en ai conservé un amour particulier des cacaos les plus denses. Le lait dénature totalement le caractère rebelle, envahissant et robuste de ce chocolat dévastateur en bouche. Le produit ne souffre pas la médiocrité, ou d’être édulcoré, comme son alter ego le café ! Tous deux réunis dans un palais redonnent l’exotisme à la vie. Je ne résiste jamais à fermer les yeux, et à me laisser enchaîner par une « croquée » dans une tablette au goût à la fois dynamique et subjuguant. Rien ne vaut un carré fin, fort, sec pour relever un moral chancelant. Le seul problème, c’est que le résultat ne souffre pas la médiocrité et qu’il y a, en cette période de Pâques, tellement de contre façons éhontées, que la réussite est rarement au rendez-vous. Voici donc quelques conseils pour éviter une désillusion d’autant plus forte qu’elle succèdera à une passion.
Pour faire l’amour avec une tablette, il faut absolument avoir des principes. Il est ainsi fortement recommandé d’être au calme, détendu, prêt et concentré, dans un endroit clair. Il faut être personnellement en « état psychologique », c’est-à-dire à jeun d’au moins 2 heures, et si possible ressentir la faim. Le chocolat doit, lui aussi, être à sa température idéale de dégustation (20° à 25°C) pour qu’il délivre tous ses messages. En premier lieu, il vous faudra découvrir les saveurs de base du chocolat, qui sont : l’amertume, le sucré, l’astringence et l’acidité (le moins possible).
Le cacao doit être amer sans âcreté, cette amertume est noble. L’acidité imperceptible, et la saveur sucrée ne doivent être présentes que pour « servir » les arômes. Aucune autre entrave ne peut dominer le lien entre la tablette et votre palais. Un excès de sucre est contraire au développement des arômes. Les parfums et les arômes se développent en bouche plus ou moins rapidement. On peut aussi parler d’attaque, d’épanouissement, de final et de longueur en bouche. Les arômes et parfums les plus souvent rencontrés sont, pour le chocolat plein : cacao, ananas, banane, passion, vanille, cannelle, ainsi qu’un ensemble exotique presque indéfinissable. Quant au « grain » du chocolat, il ne doit absolument pas se faire sentir sur la langue, c’est là toute la finesse du chocolat. C’est un élément décisif dans le processus de fabrication, et le gage d’un long travail de la pâte d’origine.
Avant de commencer la dégustation, je vous conseille aussi de procéder à un examen visuel et auditif du chocolat. Observez-le, il doit être brillant, lisse, d’une couleur franche, sans tâches blanches sous la plaque ou dessus. Lorsque vous le casserez, sa coupe doit être nette et vous devrez entendre la casse. En fait, il faut être très attentif à son partenaire pour réussir à s’envoler une fraction de seconde vers un autre monde plein de soleil, de parfum, d’aisance, de volupté, de tentations. On succombe aux charmes d’un chocolat. Il est exact qu’en ces temps déprimants, être chocolat, ce n’est pas nécessairement un signe de faiblesse. Inscrivez simplement votre bonheur sur les tablettes en mordant à belles dents dans la vie.

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Cet article a 8 commentaires

  1. lauranne

    Les tartines de beurre avec trois carrés de chocolat…Il y avait longtemps que je n’y avais plus pensé!….
    Déguster un merveilleux chocolat noir que vous sortez du ballotin que votre amoureux vient de vous offrir, une intense volupté en prémices à d’autres…

  2. J.J.

    «  » »Les tickets donnaient droit à des produits variés et variables en qualité, je fus J1 puis J2, ce qui me permettait de toucher une ration de chocolat. En réalité la substance ainsi baptisée se composait de barres de caséine vaguement sucrée et enrobée d’une couche d’environ 1 millimètre de « vrai » chocolat. «  » »

    Extrait de « Une enfance bien occupée  »

    Quand un semblant de prospérité est revenu , jai enfin pu sacrifier aux plaisirs enfantins et « chocolatesques » que JMD nous décrit plus haut (chocolat en poudre ou râpé sur un tartine beurrée ! Ce sont nos madeleines de Proust).

  3. DURAND Gerard

    Quelle mémoire! et quel talent pour ce souvenir!

  4. Christian Coulais

    Autre association magique quoique logique : un verre d’excellent vin jeune élevé quelques mois en barriques (en l’occurrence du Troplong-Mondot primeur) avec un carré noir de chocolat. Car l’un comme l’autre possèdent amertume, astringence, douce acidité, volume, velouté, longueur en bouche…Et c’est tout aussi vrai avec nos excellents vins de côtes ou du Sud-ouest !
    Et la crème du lait fermier juste bouilli sur une tartine avec un soupçon de sucre en poudre, ça ne vous dit rien ?

  5. J.J.

    «  »Et la crème du lait fermier juste bouilli sur une tartine avec un soupçon de sucre en poudre, ça ne vous dit rien ? » »

    Tant qu’à faire du hors sujet, mais toujours de gourmandise : et des fraises écrasées et sucrées(des « vraies » fraises du jardin)sur une tartine, vous n’avez pas connu ?

  6. danye

    Que de souvenirs ..reviennent dans nos esprits en lisant tous ces écrits ! Mais comment fait il Jean Marie ‘ pour nous redonner toutes ces sensations seulement bien rangées au fond de nos milliers souvenirs d’enfance !

    Fille , de vrais paysans modestes’élevée
    dans le respect des valeurs du travail et de la famille …ma Grand mère décédée à 104 ans résidant d a tenu son épicerie / bureau tabac , cabine téléphonique , débit de boisson et cuisine familiale chaque jour pour des représentante et marchands à domicile ….le travail ne manquait pas à cette époque ..pas d’ennuis, pas de dépression nerveuse pour les enfants que nous étions!quelle éducation complète sans le besoin de consulter des psychologues à 5 ans !!!

    CE FAMEUX CHOCOLAT noir dit <de ménage dont ma maman se servait pour les mousses au chocolat du Dimanche…cette peau sur le lait bouilli pour faire des petits gâteaux succulents ..la crème prise sur le lait reposé pour mettre sur les fraises de jardin ou sur celles des bois ramassées..les tartines de beurre et chocolat râpé seront les inoubliables de mon adolescence …..Un souvenir criant pour moi revient à la surface : dans de hauts bocaux en verre ,sur les étagères dans la boutique ..se trouvaient des pralines , des dragées roses et bleues, des caramels à 1 centime , du zan et de la réglisse ..combien de fois en passant par là….. on se laissait tenter à toute vitesse pour enfoncer la main dans le bocal"" Si on se faisait prendre les punitions corvées arrivaient et comme des enfants de 8..9 ..10 ans, on oubliait vite pour recommencer !! c'était si tentant.

    Notre vie trépidante, angoissante nous fait oublier tous ces souvenirs indéracinables . Je remercie une nouvelle fois Jean Mairie pour toutes ces belles choses qu'il nous fait partager .

  7. danye

    POUR RECTIFIER / ma grand mère est née 1e 1er Aout 1900 , mariée à 17 ans, elle a tenu son commerce 76 ANS dans ce petit village de Bourgogne de 114 habitants.

  8. DURAND Gerard

    Comme quoi le sujet est lancé mais avons- nous les mêmes comportements, car maintenant, nous nous sentons obligés vis à vis de nos petits enfants de faire mieux que ce que nous avons eu, du moins en valeur mais je ne pense pas qu’ils en ressentent les mêmes effets et c’est vraiment dommage !

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