Le grand stade Chaban-Delmas semblait heureux hier soir de revenir sur le devant de la scène. Il est vrai que depuis plusieurs semaines, son enceinte devait résonner des paroles diverses le rejetant aux oubliettes. Conspué, dévalorisé, déstabilisé par le fait qu’il serait devenu trop vieux pour accueillir une demi-douzaine de grands événements, il avait, avec l’humidité, ses « yeux » de lumière embués, comme lorsque ceux qui retrouvent, après une période de doute, des émotions qu’ils croyaient rangées au rang des souvenirs. Lui qui fut un « Parc Lescure » considéré comme exemplaire, car privé de poteaux gênant la visibilité, s’extasiait de pouvoir encore servir à un affrontement de chevaliers de la balle ronde.
La foule girondine, constituée de privilégiés venus au stade comme on va dans le Sud Ouest aux arènes, pour s’y montrer, espérait l’estocade. Les cohortes arrivées du Sud, cantonnées dans une portion congrue de cet ovale, ne se préoccupaient guère des états d’âme d’un lieu où toutes les querelles entre Marseillais et Bordelais se sont toujours réglées finalement sur le tapis vert. Et il y en eut dans le passé. Certains faits d’armes furent peu glorieux, car marqués de coups bas douloureux. J’ai par exemple en mémoire, ce soir, une soirée exceptionnelle de l’été 1986… Oui je sais, c’est loin. Trop loin pour beaucoup d’entre vous. C’est pourtant un résumé parfait de ce que furent des relations entre deux clubs ayant eu à leur tête des Néron du foot : Claude Bez et Bernard Tapie! Ces deux êtres de démesure permanente, grandes gueules par plaisir, s’affrontèrent tels des taureaux cherchant à conduire le troupeau.
En 1986, les Bleus avaient une nouvelle fois échoué aux portes de la finale du Mondial, dans le stade mexicain de Guadalajara. La France avait oublié les vertus de la réconciliation franco-allemande, ébréchée par la plus extraordinaire tragédie qu’avait été la rencontre de Séville du 8 juillet 1982. Elle pansait ses plaies, avant de reprendre le chemin de ses certitudes. Bordeaux suait sous un soleil de plomb, avant de s’étirer dans ces nuits que seules les rives des fleuves offrent à leur ville. Le journal Sud-Ouest, dans lequel je finissais un contrat professionnel, avait bouclé ses éditions, et j’avais regagné Créon. Une fin de semaine qui ne sentait ni la poudre, ni le scandale, ni le scoop. A l’approche de minuit, la sonnerie du téléphone, qui était loin d’être mobile, retentit.
La voix angoissée du chef adjoint du service des sports du journal me désarçonna: « Darmian nous venons d’apprendre que Giresse a signé à Marseille. Ce soir c’est trop tard, mais demain matin vous partez à sa recherche. Il faut que vous le trouviez. ». Les Girondins, tous les Girondins se levèrent comme moi avec la gueule de bois : l’icône du club passait à l’ennemi avec ses contrôles divins, ses dribbles déroutants, son sens du jeu millimétré, ses inspirations subtiles. Il prenait la direction du Vieux Port, alors que son univers s’était réduit durant son enfance à celui des chantiers Tramasset, situés à quelques encablures de la maison de Langoiran où il était né d’un père charpentier et d’une mère d’origine espagnole, douce comme l’une des caresses de son fils sur un ballon. Quoiqu’on écrive, ce ne serait qu’une trahison. Celle du fils prodige qui échange son avenir contre un plat de lentilles en or, offert par le camp adverse.
Dur… Très dur…à vivre. Énorme à assumer. Marseille dépouillait son rival de celui qui, malgré sa petite taille, restait son « colosse » aux pieds agiles! Le coup était douloureux, atroce, horrible car il illustrait la supériorité du fric sur le cœur. Tout le monde pensait que le contrat liant le Petit Prince à son berceau était éternel, et que son attachement à cette pelouse du parc Lescure résisterait à toutes les agressions extérieures. Il venait de donner à son club une victoire contre… Marseille, en coupe de France, d’un coup de patte dans les prolongations. Ce matin là, il s’agissait de dénicher celui qui avait honte de ce que ses « exploiteurs » avaient décidé pour lui. Pas facile.
Je pris le plus tôt possible la route de Haux, superbe village des coteaux de Garonne où demeurait le « lutin bleu », brutalement devenu le « diable blanc ». Sa maison, dissimulée derrière une énorme haie de cupressus, respirait le calme. Personne. Ni son épouse qui avait été une collègue institutrice, ni ses fils, n’étaient visiblement présents…Le silence des lieux illustrait la gêne que devait éprouver son entourage. Il en fut de même plus bas, à Langoiran, où son père, en bleu de travail avec un tricot de peau sans manches de la même couleur, se penchait sur des chevrons, sans savoir, apparemment, que la nuit n’avait pas apporté le meilleur des conseils à son fils. Il se refusa à toute déclaration, comme à l’habitude, préférant sûrement ruminer ses sentiments sur son vélo lors de l’une de ses longues sorties solitaires sur les routes vallonnées de l’Entre-Deux-Mers. Direction l’aéroport de Mérignac, avec l’espoir que le transfuge s’y rende dans la matinée pour prendre son envol vers Marseille. J’y croisai un député communiste, passionné de football, désarçonné par l’information relayée depuis l’aube par les radios, et Pierre Garmendia, député socialiste de Gironde, abasourdi par ce départ; mais l’affluence des confrères me décida à prendre, après le départ du dernier vol intérieur, vers 13 heures, le contre-pied de cet espoir d’une arrivée providentielle. La meute courait après « Gigi l’amoroso » et je la quittai pour aller fouiner du côté du centre d’entrainement de Le Haillan.
Plus un joueur. Plus un supporteur. Personne. Le désert. Ou presque. Un enfant et son père flânaient sous les arbres avec un appareil photographique jetable à la main, dépités d’être arrivés trop tard. Je décidai d’attendre. Bien m’en prit.
Alain Giresse, tête basse, sortit du château pour descendre seul, absolument seul, les marches conduisant aux vestiaires situés sous l’édifice. Malgré l’interdiction d’entrer en ces lieux pour « toute personne étrangère au club », je décidai de suivre celui que j’avais retrouvé. En m’approchant, je vis que « Gigi » vidait son placard personnel.
Il pleurait à chaudes larmes, s’essuyant avec une serviette éponge oubliée sur le banc. Ce meuble, qui portait son nom, et dont il semblait propriétaire à vie, ne contenait que des objets sans intérêt réel dans le contexte du départ. Des paires de chaussures, des « fétiches » dont il était friand, finirent dans un sac vite bouclé. Impossible, pour moi, de me montrer. Je n’en avais pas le courage ou même l’envie. J’observai la scène en silence, ce silence qui régnait depuis le matin autour d’un choix, déjà qualifié par le pagnolesque Claude Bez, de « honteux ». J’étais paralysé par le respect.
Je m’éclipsai pour retrouver un soleil qui éclaboussait des pelouses, où les jets d’eau rotatifs crachaient, eux-aussi, leurs larmes. Je voulus retrouver le gamin, pour acquérir son appareil photo, mais il avait disparu. Alain Giresse remonta, le regard ailleurs, et fila vers sa voiture, stationnée à l’écart, pour disparaître… La meute se déchaîna. Je fis un « petit papier » autour de cette quête du « traître »… sans entrer dans les détails. J’ai eu bien des occasions ultérieures de dialoguer avec celui que j’avais été le seul à voir sous son vrai jour. Un garçon authentique, sincère, modeste, perdu dans le tourbillon d’un monde où tout commençait à s’acheter et à se vendre.
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C’est bien la première fois que je lis un article sur le foot du début jusqu’à la fin !
c’est une très jolie histoire, avec des personnes attachantes, sincères.
Nul besoin de photos, tout est dit.
Comme quoi, dans la vie, il faudrait savoir se positionner sous plusieurs angles …. et ainsi élargir notre vision des choses !
Merci Jean Marie pour cette touchante histoire.
Bonjour Jean Marie
J’espère que tu as aussi regardé Bordeaux-Rodez
bonne année
Récit plein de tendresse et de sensibilité qui montre, s’il en était besoin, que tu faisais preuve des mêmes qualités de coeur dans ta manière de faire du journalisme qu’aujourd’hui dans ta manière d’exercer tes fonctions d’élu.
Et tu nous amènes à éprouver une profonde sympathie et beaucoup de tendresse pour Giresse, même si nous ne sommes pas des fans de foot….Là comme ailleurs, tu as privilégié l’humain et négligé le sensationnel et le scoop. Combien de journalistes sont-ils encore capables d’une telle attitude ?