You are currently viewing Le jour où « Mousse » séduit Justin et en profite (2)

Le jour où « Mousse » séduit Justin et en profite (2)

Nous avons laissé Mousse et Justin en pleine idylle mais le molosse séducteur bénéficiera devant un témoin gênant de la gentillesse de celui qu’il a rencontré. Un texte sous pseudonyme de François Guernu…

(…) Justin s’assit, le temps de reprendre son souffle. Mousse vint se camper en face de lui, tout près, et posa sa grosse tête aux noires bajoues pendantes sur son genou, et leva vers lui son regard mouillé. Sous le rayonnement du soleil qui prenait de l’ardeur, réchauffé aussi par sa marche rapide, avec cette tiédeur animale sur son genou, et ce regard presque expressif qui le fixait, il se sentit soudain heureux. C’était un de ces moments rares et privilégiés de l’existence, où tout est beau autour de soi : les branches rouges des cornouillers et les rameaux clairs et veloutés des viornes formaient un entrelacs au travers duquel on apercevait les courants de la rivière qui se mouvaient dans une harmonieuse ondulation, un irrésistible et puissant mouvement immobile, image de l’infini temporel et spatial. Le sourd et monotone grondement qui parvenait du déversoir n’était troublé par aucun autre bruit. Si ce n’était le fleuve qui continuait sa course infinie, on eut pu croire que le temps s’était arrêté.

Justin, sans avoir conscience de la richesse de l’instant présent ressentait toute cette beauté fruste et pure en jouissant du moment. Il se sentait envahi d’une sorte de torpeur heureuse voisine de l’ivresse, comme lorsque l’on va sombrer dans un paisible et profond sommeil, après une journée de travail harassant.

Pourtant il ne s’endormait pas, il n’était pas las, mais très lucide au contraire, comme si sa conscience était détachée de son corps. Il était « benaize » ! Il eut alors conscience que ce moment d’exaltation paisible, il le devait à la présence de ce compagnon, de ce Mousse, qui, par son regard soumis et quasi amical avait permis que cette quiétude heureuse et chaude l’envahisse. Comment remercier ce compagnon, cet être, le seul au mode qui lui ait donné ce sentiment de bonheur ? Comment le remercier plus matériellement que par une simple caresse ? Car un animal, même s’il vous donne son amitié, ça reste un animal, c’est un être primitif, plus sensible sans doute aux joies sensuelles de la «gueule» qu’à une quelconque réflexion. D’ailleurs, est-ce que ça pense, un chien ?

Justin se dit : « Lorsque je repasserai, je tâcherai de rogner quelques sucres sur la réserve de la mère Thérèse, pour ce bon Mousse ». Mais ça, c’était pour plus tard. Repasserait-t-il bientôt au gué ? Et Mousse serait-il dans d’aussi bonnes dispositions à son égard ? Le remord de ne pouvoir remercier matériellement cet ami le peinait maintenant. Il se voyait ingrat par la force des circonstances.

Soudain le rappel à la réalité lui donna une idée : s’il se trouvait là ce matin, c’est parce que la Thérèse, sa cuisine de goret terminée l’avait envoyé avant « l’embauche », comme les autres mâles de la famille, porter les traditionnels présents aux amis et proches qui n’avaient pu assister aux agapes païennes qui suivent le sacrifice de ce pourvoyeur en nourritures substantielles et abondantes.

Oui, mais l’inventaire rapide de la musette qui contenait les denrées (et qui peut être, par son fumet délicat avait suscité cette amicale compagnie…) le replongea dans le désespoir. Comment soustraire un des trois boudins ou une des saucisses ? Et ce morceau d’échine ? Impossible d’en couper un morceau ! Tout était compté, mesuré, tout cela faisait partie d’ailleurs de la tradition. Et on ne transgresse pas la tradition, surtout en matière de goret ! La Marie connaissait à l’avance le contenu de la musette. Si le compte n’y était pas, c’était une pingrerie impensable, un véritable affront familial, un « casus belli » de ménage ou bien un larcin du commis qui serait immanquablement découvert et sévèrement châtié. « O l’est un co à perd’ ma piace ! » (C’est un motif à perdre ma place) se surprit –il à murmurer.

Il se redressa, pour repartir, en soupirant. Le chien s’était dressé, le museau pointé vers lui, il fit un pas en avant, la rage au cœur et rejeta d’un geste énergique sa musette sur son dos. Il entendit alors un clapotement dans le pot de berger qui lui aussi se trouvait dans la musette, et auquel il ne pensait plus.

Il se rassit, ouvrit la musette, repoussa avec gentillesse la truffe de Mousse qui se glissait entre ses mains, vers les torchons qui enveloppaient les précieuses et tentantes viandes. La courte queue du chien frétillait avec frénésie, ses muscles saillants roulaient et se raidissaient, son souffle était court et puissant. Justin sortit le pot de berger, dévissa le couvercle du récipient d’étain et appela doucement :

« Mousse, bois toué-tou dau bouillon rouillou ! »(Mousse, bois donc du bouillon rouillou) murmura-t-il avec câlinerie. C’est dans le bouillon rouillou, très aromatisé (du poivre, du girofle, du « quat’zépices » et autres aromates) que l’on a faisait cuire les boudins. Le chien lapa avidement, Justin renouvela son invite : -« Mousse, bois toué-tou dau bouillon rouillou ! ».

Puis il repoussa la tête de la bête, referma le pot et cette fois repartit satisfait et le cœur léger : à la prochaine source, il « mouillerait » le bouillon pour le remettre à niveau, et personne n’y verrait rien. Peut être la Marie penserait elle seulement que sa sœur avait été bien chiche pour le sel et les épices, et même si elle en faisait la réflexion, à la Thérèse, cette dernière penserait seulement : – « O faut be qu’à fasse terjou des réflexions thielle créature ; l’amant ben parce qu’o l’est ma sœur, mais o ya dau moument où qu’me vassant ben ! » (Il faut bien qu’elle fasse toujours des réflexions, cette femme, je l’aime bien parce que c’est ma sœur, mais il ya des moments où elle me lasse!).

Justin était reparti, il gravissait maintenant les pentes caillouteuses, entre les touffes de buis aux feuilles jaunâtres et roussâtres, le soleil commençait à leur faire exhaler cette senteur amère génératrice de souvenirs. Il avait la conscience légère et tranquille, son maigre larcin ne faisait naître en lui aucun remords, au contraire, il goûtait encore ces instants de profond bonheur qu’il venait de vivre et surtout cette joie qu’il avait eue en remerciant matériellement son compagnon. En effet, est-il plus grand plaisir que de donner, si ce n’est en manifestant sa reconnaissance ?

À quelques jours de là, le meunier de P. qui était un ami des patrons de Justin vint à la ferme pour quelque affaire. Bien sûr, il fallut « bouère un cot » (boire un coup) en se chauffant les genoux à la cheminée. On en profita même pour goûter les grillons de la Thérèse.

Les hommes sortirent leur couteau à l’arrivée d’une grosse tourte accompagnée d’une tête d’ail, et les mâchoires allèrent bon train. C’est à ce moment que Justin arriva, portant un fardeau de bûches pour la cheminée. Il salua la compagnie, et comme l’ouvrage était fini, il fut convié par le patron, homme cordial et généreux, à partager le petit « marandon » (casse croûte de l’après midi).

Le meunier éclata alors de rire en disant :

« Ah !, mes pauv’z’émis, queu drôle m’avant ben fait rigoler l’aut’ matin, que s’en allant avec sa musette. Jh’étians dans la cabirote, à ramander une araignée…. » (Ah, mes pauvres amis, ce garçon m’a bien fait rire l’autre matin, quand il s’en allait avec sa musette. J’étais dans mon cabanon à raccommoder un filet de pêche)… Et le meunier raconta par le menu la rencontre de Mousse et du commissionnaire. Au fur et à mesure que le meunier dévidait le fil de l’histoire, et il était fin conteur, ménageant ses effets et ne négligeant aucun détail amusant, Justin sentait le rouge de la honte lui monter au front et il aspirait ardemment pouvoir se recroqueviller au point de disparaître dans un trou du plancher.

L’épisode du « bouillon rouillou » mit un comble à la gêne de Justin et déclencha les rires de toute l’assemblée.  De toute l’assemblée ? Que non point ! Deux personnes ne riaient pas : « le » Justin et « la » Thérèse… Paralysé de peur, Justin était prostré.

Le patron se leva, vint lui frapper l’épaule en riant « Cré fi d’ lou de Jhustin ! O l’est sûr qt’ tu nous as ben fait rigoler !» « Sacré farceur de Justin, C’est sûr que tu nous a bien fait rire ! »

C’était le pardon du maître.

Mais la Thérèse était toujours au milieu de la pièce, figée, « badant la goule »(la bouche ouverte d’étonnement), toute ébaubie, sa louche à la main, et toute pâle.

Soudain elle « s’ébrailla » (se mit à crier).

« C’est t’y bon yieu possib ! Ma pauv’ soeur qu’étant si délicate ! Beurnoncio ! O l’est sûr qu’a bazirait d’honte et de dégoutation si al apeurnait qu’al a manghé les restes de thieu cheun ! A c’theur, surtout meunier allez pas raconter thielle histouère à tout l’monde ! Si ma pauv soeur zou savait ! Ma pauv’ soeur ! Quand j’pense qu’al a manghé les rest’ d’thieu cheun ! »

(Est-ce mon dieu possible ! Ma pauvre sœur qui est si délicate. Malédiction ! C’est sûr qu’elle mourrait de honte et de dégoût si elle apprenait qu’elle a mangé les restes de ce chien. Maintenant, meunier, n’allez pas raconter cette histoire à tout le monde ! Si ma pauvre sœur le savait ! Ma pauvre sœur ! Quand je pense qu’elle a mangé les restes de ce chien.)

François Guernu

Ce champ est nécessaire.

En savoir plus sur Roue Libre - Le blog de Jean-Marie Darmian

Subscribe to get the latest posts sent to your email.

Cette publication a un commentaire

  1. facon jf

    Bonjour,
    quelle belle histoire! Il y a bien longtemps que je n’avais pas lu ou entendu l’expression « benaize » qui enchantait mes oreilles de petit enfant à Barbezieux à la station service ANTAR que tenait mon cher grand-père.
    Merci au rédacteur d’avoir réveillé ce souvenir bien enfoui dans ma mémoire.

Laisser un commentaire