Il m’est difficile d’écrire quoi que ce soit… et de regarder l’actualité pour y dénicher un thème susceptible de fournir matière à une chronique. Lorsque des interférences de la vie personnelle envahissent l’esprit il faudrait être capable de se replier sur son quant-à-soi pour échapper aux vicissitudes d’un quotidien tellement angoissant. Le téléphone reste un fil par lequel arrive d’autres réalités point toutes réjouissantes. Le mien étant en panne je l’avais confié au réparateur durant quelques heures ce qui me rendait injoignable. Un laps de temps durant lequel j’ai été éloigné des mauvaises nouvelles. Durant la vingtaine d’années de mandat de Maire, il a sonné des centaines de fois, très majoritairement pour des informations difficiles à accepter. J’en ai perdu l’habitude même si souvent il arrive que je sois toujours prévenu d’événements dramatiques.
Cette sonnerie de nuit comme de jour, 365 jours par an et 24 heures sur 24 constituait une sorte de menace constante. Ne plus éprouver la simple peur d’être confronté à un drame potentiel a fini par me faire oublier ces moments douloureux. J’en conserve pourtant des dizaines ayant laissé de profondes cicatrices. Et hier soir, brutalement cette sensation du boxeur qui reçoit un coup direct par surprise car il a baissé la garde, a ressurgi. Un nom sur l’écran et une voix tremblante. Le mal endormi se réveille en une fraction de seconde. L’annonce est nette, tranchante comme la lame d’une dague : « Je t’appelle parce que C…. s’est pendu hier soir dans la clinique de soins psychiques où il était accueilli depuis quelques heures ! »
Que penser ? Que dire ? Que faire ? Dans les fonctions électives la mort de cette manière générait de la compassion avec aussitôt des processus dans le fond rassurants. A une douzaine de reprises je suis parti de jour comme de nuit pour me rendre le plus vite possible sur les lieux d’un drame similaire. Pendaisons, absorption de médicaments ou de poison, armes à feu : même si l’on arrive le premier sur les lieux, même si l’on connaît les personnes, le renfort des sapeurs-pompiers ou des gendarmes permettait très vite d’affronter l’événement collectivement. Le partage était possible. Mais là rien ! Seul et abasourdi.
Mes questions sont connes. Mes réactions décalées. Cet ami a décidé de partir après une longue descente aux enfers. Je me rappelle aussitôt la dernière conversation que nous avons eue. Il m’appelait souvent à l’aide pour le sortir du marécage social dans lequel il s’enfonçait. Toutes les tentatives étaient restées vaines et sans résultats positifs durables. La culpabilité de ne pas avoir admis ou seulement compris que sa dérive vers l’exclusion ou la précarité me fragilise en quelques secondes. Qu’aurais-je pu proposer, apporter, donner pour éviter cette fin tragique ? J’ai pourtant le sentiment d’avoir accompli beaucoup fidèlement et au maximum de mes moyens matériels et mes forces morales mais c’était d’une certaine manière probablement insuffisant.
Dans toutes les situations où je me suis trouvé antérieurement « ma » responsabilité n’était pas engagée. Mais là ? Un copain, un camarade, un frère, un ami … Pris par mes propres problèmes je ne l’ai probablement pas assez écouté, pas assez soiutenu. La solitude face à la ruine morale et financière ; la honte face aux échecs de tous ordres répétés ; la perte de tout espoir de sortir du marasme moral où il se trouvait ont eu raison de sa résistance. Il me laisse avec mes incertitudes sur ce que je n’ai pas su comprendre ou voir. Dur.
Ayant participé avec réussite à la vie sociale, il a lentement perdu pied après un accident terrible de la route et plus tard un licenciement économique. Tout s’est détraqué. Tout a explosé. Toutes les ruptures se sont succédées. Tout a tourné au cauchemar. La déchéance sociale s’est installée. Les regards des autres ont changé. Les dos se sont tournés. Ila tout gâché inconsciemment. Les quelques « amis » qui lui restaient n’apportaient que des cautères provisoires sur des plaies personnelles sans cesse plus profondes. J’en étais et j’en ai conscience. Trop tard. Seul contre tout avec la raison qui fuit et disparaît sur un horizon cragé de menaces.
« Tu sais je n’ai pas répondu à ses derniers appels m’explique l’une des dernières bouées amicales à laquelle il tentait de s’arrimer. Dans le contexte actuel j’ai aussi ma famille, mes soucis, mes propres problèmes ». J’ajoute pour ma part qu’il y aussi cette impuissance à tirer hors des sables mouvants du désespoir celui qui s’y enfonce malgré tous les efforts que l’on produit en sa faveur. Une vingtaine d’années de parcours commun s’efface en un instant. Combien sont-ils autour de nous à frôler le précipice ? Combien ont droit à l’indulgence et au réconfort ? Combien comme lui occulte la lumière pour entrer dans les ténèbres ?
La nuit risque d’être longue. Comment vous parler d’autre chose que de cette blessure qui s’est ouverte en moi ? Je découvre encore une fois mes doutes, mon impuissance et le coté dérisoire de cette vie sociale devenue tragiquement inhumaine. MoI, j’avais de l’affection pour toi quels qu’aient pu être les accidents de parcours. Puisses-tu avoir trouvé la paix !
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Tu n’as pas à culpabiliser autant Jean-Marie!
Tu l’as aidé souvent a priori comme tu racontes et d’autres plus proches que toi auraient bien plus à regretter si je te comprends bien.
Mais la vie est dure voire implacable pour certains, on ne comprend pas pourquoi. C’est ainsi.
Personnellement je regrette aussi souvent de ne pas avoir fait ou d’avoir fait certaines choses lorsque j’apprend le décès d’une connaissance.
Je regrette aussi de ne pas avoir de nouvelle de certains avec qui j’ai fait un bout de route. C’est ainsi.
La nostalgie nous envahit souvent alors raccrochons-nous à la vie tant que nous le pouvons.
Allez bonne journée quand même.
Quand le tragique s’en mêle, j’ai encore moins le coeur à m’épancher. Au risque de tomber très bas.
Bon courage, cher Jean-Marie.
Difficile de ne pas se culpabiliser quand un drame se produit, et pourtant on n’y est généralement pour rien, ou pas grand chose.
Si ….. parmi quelque autres ….
Si, pour assurer la « permanence » du Premier Mai, j’étais parti le premier en permission, mes deux auxiliaires n’auraient pas eu un grave accident dans lequel l’un deux n’a pas survécu. Et j’y pense parfois encore
Si je n’avais pas été occupé par mon déménagement, j’aurais rendu visite, comme je le faisais chaque semaine à cette amie et ancienne voisine, toujours prête à rendre service, devenue dépressive, en plus de ses problèmes familiaux, à la perspective de ne plus pouvoir conduire sa voiture et entrer en maison de retraite.
Et les voisins qui l’ont vue passer l’air hagard se sont étonnés, mais s’en sont voulu de ne pas l’avoir arrêtée, alors qu’elle partait se jeter dans la rivière.
Si on avait regardé dans la cabane au lieu de chercher partout dans les jardins, on aurait peut être trouvé le voisin à temps.
Si on avait deviné …Et combien d’autres si, que ce soient des proches ou des inconnus.
Si, si, si … on a de la peine à s’en remettre et on n’oublie jamais.
Je ne connaissais pas ton ami, mais je te connais toi. Essaie d’admettre que même si tu étais coupable dans cette tragédie tu ne serais pas le seul. Et tu n’es coupable de rien.
Courage. Tu en as vu d’autres dans ta vie d’élu, et en dehors.
On pense à toi.
Bonjour;
un sujet particulièrement délicat et un chemin très douloureux pour faire son deuil après un décès causé par un suicide.
Dans toutes les sociétés traditionnelles et les religions occidentales le suicide est considéré comme un prototype de la mauvaise mort. Ceux qui sont morts ainsi risquent de venir demander des comptes aux vivants ; il importe de s’en tenir à l’écart. Le suicide, essentiellement depuis Saint Augustin est criminalisé à la fois par les lois civiles et les lois religieuses. C’est un crime qui doit donc être puni, en premier lieu, par le suicidé lui-même. Son corps était traîné par les pieds sur la voie publique avant d’être pendu comme tout bon condamné. Ses proches sont aussi punis car les biens du suicidé étaient confisqués au profit de divers bénéficiaires qui varient selon les localités et les époques ; mais ce sont toujours des dignitaires : le roi, la couronne, l’évêque, l’abbé ou la puissance civile de proximité, le comte. Mais le suicide n’a jamais cessé d’exister à toutes les époques. Il n’existe qu’une excuse : la folie. Aussi est-elle largement utilisée. Le suicide est toujours stigmatisé par la religion juive traditionnelle ; seule la folie est une excuse.
Pour les parents et proches la difficulté est encore plus grande car elle comporte une caractéristique induite par la charge culturelle c’est la culpabilité et la honte.
« La honte semble être une expression centrale et particulière du deuil après suicide. Il y a une nette différence au 9e mois (par rapport à l’autre groupe). En tant qu’expérience centrale elle interfère dans les modalités de relation des endeuillés après suicide avec les autres et les manières dont le soutien leur est donné. Presque tous les parents avaient l’impression d’avoir été en faute quelque part, ce qui remettait en question leurs compétences parentales. Ces endeuillés se sentent embarrassés avec leurs parents et leurs amis. Ils ne se sentent plus des soutiens efficaces pour le restant de la famille. Ce sentiment est extrêmement stressant et blessant car il crée une dissonance dans leur identité (« concept of sel ») en mettant au premier plan des actions et des attitudes qui sont en contradiction avec leurs propres idées de ce qu’ils sont ou devraient être ». (étude Séguin, Lesage et Kiély, 1995)
Le traumatisme à la suite d’un décès causé par un suicide est profond car la culpabilité s’articule avec la stigmatisation sociale pour renforcer la solitude et la difficulté à trouver et surtout à accepter du soutien. Cette longue période dépressive est celle de toutes les interrogations, de toutes les mises en cause : l’endeuillé après suicide ne cesse de se demander et de se reprocher ce qu’il a fait, ce qu’il n’a pas fait, ce qu’il n’a pas compris, ce qu’il n’a pas entendu. C’est la période des si, des pourquoi et des comment où l’intéressé revisite le passé en lui trouvant des sens a posteriori, croyant alors qu’il aurait dû les comprendre comme des indices du danger.
Pour avoir vécu et vivre toujours avec ce traumatisme, j’avoue que des années après cette cruelle expérience plus rien n’est pareil désormais.
Le vécu du deuil implique la remontée des souvenirs, les bons puis les moins bons ce qui amène au pardon. Accordé au défunt il autorise alors à se pardonner soi-même ce qui entraîne un soulagement partiel des sentiments de culpabilité.
« Le suicide ! Mais c’est la force de ceux qui n’en ont plus, c’est l’espoir de ceux qui ne croient plus, c’est le sublime courage des vaincus. »
– Guy de Maupassant
Courage et bonne journée
Bonjour J-M,
Commenter ce texte aussi empreint de tristesse, de remords engendrés par une grande sensibilité n’est pas une chose aisée. Alors, on recherche une issue honorable dans la mémoire. Celle-ci nous trouve un baume apaisant dans le partage et l’écoute de la douleur des autres.
Écoute J-M: https://youtu.be/a8jObnA4Pmw
Courage La Classe.
Amitiés solidaires
Cher Jean-Marie
Une des choses les plus difficiles dans la vie, c’est d’accepter de ne pas être tout-puissant, de ne pas avoir le pouvoir de « sauver » des amis, y compris d’eux-mêmes. L’important, en revanche, c’est de se donner la peine d’accompagner les amis. Tu l’as fait, au mieux que tu pouvais. C’est cela ne pas faillir. Cela n’empêche pas d’éprouver une grande douleur. … Mes bras d’amie te serrent bien fort.