Chaque fois que j’écoutais Charles Aznavour je pensais à la conclusion de cette partie de sketch de Coluche voulant que Dieu ait dit : « il y aura des hommes blancs, il y aura des hommes noirs, il y aura des hommes grands, il y aura des hommes petits, il y aura des hommes beaux et il y aura des hommes moches, et tous seront égaux ; mais ça sera pas facile… Et puis il a ajouté : il y en aura même qui seront noirs, petits et moches et pour eux, ce sera très dur !” Certes Shahnourh Varinag Aznavourian n’était pas noir mais petit et moche (Piaf lui conseilla de se faire raboter un nez à la Cyrano) ce qui fit que pour lui tout « n’a pas été facile » à ses débuts. Il lui aura fallu 40 ans pour qu’il s’impose dans un monde où le bruit a longtemps supplanté la mélodie et les paroles.
Sa taille, sa voix, ses origines : rien ne le prédestinait en effet à être des décennies en haut de l’affiche dans un pays où ses parents avaient posé leur baluchon d’immigrés arméniens chassés d’une petite ville de province ravagée par le génocide turc. Quand celui qui devint Aznavour évoquait ses années de galère il avouait avec un brin d’ironie :« certains m’ont dit : tu ne réussiras jamais avec la voix que tus as… et quelques temps après d’autres m’ont dit : « sans cette voix là tu n’aurais jamais réussi ! ». Les mêmes peut-être ?
On raconte que la personne ayant recueilli sa naissance à l’état-civil n’avait pas accepté le prénom de Shahnourh qu’elle avait transformé autoritairement en un « Charles » bien français ! Un détail d’un destin qui l’écartèlera toujours entre ses racines venues de la culture de ses parents et son souci de magnifier par les mots. Il oublia parfois le chemin parcouru pour s’égarer sur les grandes routes des idées reçues : « Je suis devenu Français d’abord, dans ma tête, dans mon cœur, dans ma manière d’être, dans ma langue… J’ai abandonné une grande partie de mon arménité pour être Français… Il faut le faire. Ou alors il faut partir ». « La bohème…ça voulait dire on est heureux » mais pour lui elle se méritait. Oscillant entre un humanisme louable et des prises de position ou des décisions pour le moins contestables il restera dans l’histoire de la chanson mais probablement pas dans l’Histoire à laquelle il a voulu pourtant participer.
« Ils sont venus, les poches vides et les mains nus… ». L’époque que les moins de 20 ans ne pourront jamais connaître, celle où les Arméniens s’installèrent en France pour fuir les massacres, a toujours imprégné l’esprit de celui qui écrira la splendide chanson « tendre Arménie ». Adulé à Erevan où il peut avoir un hommage national il aura chez nous des tonnes d’hommages larmoyants des dépeceurs de notoriété que sont celles et ceux qui n’en ont pas et qui s’en offrent une tranche à la mort de celles et ceux qui en ont. Aznavour a pourtant pris tout le monde au dépourvu puisqu’il était considéré comme immortel et qu’il est parti de nuit « au bout de la terre (…) au pays des merveilles (..) » à 94 ans ! Une pirouette… involontaire pour celui qui imaginait monter à cent ans sur scène. Le chantre de la jeunesse, de ses amours, de ses joies, de ses peines, de ses espoirs ou des ses craintes n’aura pas atteint le siècle.
« Hier encore J’avais vingt ans Je caressais le temps Et jouais de la vie Comme on joue de l’amour Et je vivais la nuit Sans compter sur mes jours Qui fuyaient dans le temps »… Aznavour a toujours eu vingt ans puisque ses paroles ont parlé à toutes les générations depuis les années 60 où paradoxalement il a trouvé son public alors que le « yéyé » envahissait les ondes. Grâce à ses compositions pour Johnnny ( un « retiens la nuit » prémonitoire pour tous les deux) et pour Sylvie (« je serai la plus belle ») il accompagna la vague pour aisément l’esquiver avec Tu t’laisses aller, Il faut savoir, Les comédiens, La mamma, Et pourtant, Hier encore, For Me Formidable, Que c’est triste Venise, La Bohème, Emmenez-moi et Désormais. Le temps qui passe semblait l’obséder en une époque insouciante ou frivole. Ce fut paradoxalement sa période où tout lui a réussi.
Manieur de mots hors pair sur des mélodies souples il s’offrait le luxe extraordinaire, avec sa voix de lendemain de fête, de dégager une facilité déconcertante pour faire entrer ses airs dans les têtes blondes, brunes ou blanches. On écoutait Aznavour « le comédien, le musicien, le magicien… » pour un bain de nostalgie dans sa propre vie, pour retrouver ses rêves ensoleillés, pour magnifier ses amours, pour renouer avec des émotions enfouies ou pour se sentir rassuré(e) par un portrait touchant d’un destin raté ou marginal. Compagnon de la chanson, piaf des cabarets, compositeur agile, chanteur au timbre de voix accrocheur, acteur de contraste discret mais émouvant, écrivain à la plume sincère, homme d’affaires avisé : il n’a pas souvent renoncé à être lui-même avec ses creux sombres et ses bosses lumineuses.
« Ô toi! la vie Dont je ne connais rien Qui fuit entre mes mains J’appréhende tes lendemains. Ma vie J’ai peur de ta jeunesse Un matin disparaisse Me laissant sur ma faim
Tu sais la vie Je ne t’ai pas cherchée C’est toi qui t’es donnée (…) »
Hahnourh Varinag Aznavourian a certes beaucoup reçu de la vie et il nous a beaucoup donné… comme bonheurs fragiles ou durables, le temps d’une chanson.
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« sa voix de lendemain de fête ». De son vivant ça aurait été vache. Je n’y avais jamais pensé, mais au fond… C’est vrai. Chose qui me tracasse: Lors des lendemain de fêtes, moi, je n’ arrive pas à chanter comme lui et pourtant Bacchus peut certifier que je me suis beaucoup exercé…
J’ai toujours autant de plaisir à écouter les chansons du « Petit Charles », mais depuis son passage chez les Helvètes, j’ai comme une arrière pensée désagréable.
Dommage, c’était un vrai artiste.
Optimisation fiscale en ayant créé une société immatriculée au Luxembourg qui lui a permis de défiscaliser ses droits d’auteurs et ses dividendes, résidence en Suisse lui ayant permis d’éviter de payer tous ses impôts en France. Et la France va lui organiser des obsèques nationales. Pas rancunière, la France…