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Le copain dont la réussite n'a tenu qu'à un fil !

Je crois sincèrement qu’une étude universitaire serait passionnante autour du devenir des enfants d’immigrés ayant accédé à l’école publique française il y a 50 ans, en ces années 1960 réputées inégalitaires et surtout sélectives! Ayant fréquenté successivement le cours complémentaire mixte et le collège d’enseignement général de Créon je serais ravi qu’un étudiant en sociologie se penche sur le devenir de cette classe de sixième arrivée en octobre 1958 dans un établissement neuf construit par la municipalité d’alors fortement imprégnée d’éducation pour tous. Aujourd’hui à Carré sur les contreforts des Abruzzes j’ai retrouvé Pierre Turcato qui fut mon compagnon de bureau biplace pour nos fonds de culottes de collégiens depuis la classe de cinquième. Je n’étais pas allé le rencontrer dans son village italien depuis 53 ans ! Imaginez un peu ce que cette journée passée en commun pouvait receler d’émotion et de sens sur nos parcours respectif !
Nous étions frères, liés par nos origines similaires dans une classe où les fils d’immigrés ne dépassaient pas nos personnes. Pierrot a deux ans de plus que moi car après avoir obtenu son certificat d’études primaires dans la communale d’Espiet il avait été retenu pour intégrer la classe de cinquième. Une vraie reconnaissance de ses capacités mais aussi de son aptitude à rattraper une année de sixième à laquelle il n’avait pas obtenu le droit d’accéder ! La solidarité a été immédiate et nous avons cheminé vers le brevet avec cette farouche volonté de prouver que nous pouvions réussir.
Pierrot, sa sœur plus jeune et ses parents avaient la nationalité italienne et vivaient dans une annexe d’un château de Saint-Léon où ils étaient domestiques agricoles. Inutile de préciser ce que l’accession du fils aîné au collège public pouvait représenter pour cette famille… Le directeur du CEG ancien instituteur n’avait qu’une seule passion : donner une vraie chance de prouver leurs capacités au plus humbles des enfants qu’il repérait dans les écoles des alentours :  » les autres réussiront sans moi » expliquait-il ! Pierrot était de ceux-là. Et ce n’est pas par hasard qu’il nous avait installés sur le même banc ! L’anglais représentait pour mon compagnon italien (la sixième n’avait pas existé pour lui!) une épreuve redoutable et il faut bien que je reconnaissance ne jamais lui avoir été d’un grand secours dans ce secteur. Pour les autres nous avons vite fait cause commune. Tous les deux arrivant le matin à vélo puis, récompense suprême, sur de vieux Solex d’occasion nous cumulions les avanies climatiques et nos devoirs avant d’entrer en classe. Cette solidarité a perduré jusqu’au BEPC que Pierre n’a pas réussi en raison d’une note catastrophique en… anglais.
Brutalement et pour des raisons très différentes nos chemins se sont séparés. Je n’ai pas revu mon copain de troisième ! Et pour cause : parti au village de son père il n’est jamais revenu à Créon ! Ils ont décidé de rester en Italie, pays dont il parfait très mal la langue officielle et dont il ignorait les mystères du dialecte vénitien encore plus couramment utilisé dans les villages. Sa mère et sa sœur restées en France rentrèrent, un mois après, à Carré après avoir liquidé tous les maigres biens de la famille. Situation paradoxale : ils revenaient au pays plus pauvres qu’ils en étaient partis. Une rupture terrible et un nouveau départ sans rien.
L’usine textile dès le 1er septembre de cette année chère à Claude Francois : 1962 ! De boulot en boulot « l’italien » déraciné s’intègre dans un pays qu’il ne connaît plus et se forge une place de chef d’atelier dans cet univers florissant avant un nouveau virage : il fonde sa propre entreprise quand les licenciements commencent dans la filière. Cette dernière réalisera des fils de très grande qualité pour les créateurs italiens de lignes vestimentaires grand public. Un travail d’une grande technicité qui va le propulser à la tête d’une société très pointue travaillant un an à l’avance sur les innovations des collections du monde entier pour les plus grandes marques du marché haut de gamme. Son savoir-faire né de l’expérience lui permet en effet durant des semaines de réaliser des prototypes de fils uniques, secrets, innovants pour des clients exigeants. Plus de 2 tonnes de bobines sortent chaque jour de son atelier perdu dans la campagne à quelques dizaines de kilomètres de Vicenza. Il est le réalisateur confidentiel des illuminations créatives des designers de tous les vêtements qui feront rêver dans les vitrines. Une tâche qui demande adresse, patience et technicité. Un vrai bonheur de l’écouter parler de son métier, de ses clients, de ses réalisations et surtout de son parcours personnel ! Il se bat avec une force tranquille contre les Chinois et surtout la tentation de la délocalisation en tablant sur la qualité et la proximité.
Mon pote italo-francais ou franco-italien a réussi 2 intégrations dans une vie ce que je n’ai jamais fait. Pierino immigré italien en France était devenu Pierrot avant de redevenir Pierino immigré français en Italie grâce à une volonté de fer. Je suis heureux d’être son camarade de combat ! Que du bonheur de me souvenir qu’il a échoué au BEPC !

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Cet article a 41 commentaires

  1. mlg

    superbe!! que de bons souvenirs!

  2. bernadette

    Donc dans la continuite de la vie de Pierre, il n’est pas utile de faire des etudes longues pour reussir sa vie professionnelle. Les diplomes sont une sanction.

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