Il y a 40 ans le Chili basculait dans l’horreur. Souvenirs de deux voyages personnels au bout de la nuit du fascisme chilien.
« La traversée du Palais de la Moneda s’apparente à celle que l’on peut accomplir sur les océans. Elle débute dans l’espoir et la fierté, mais se déroule dans la solitude absolue. Entrer librement dans un lieu institutionnel, avec une étonnante facilité, apporte la satisfaction d’être au départ d’un parcours hors du commun. On y passe successivement de l’ombre des couloirs au soleil éclatant des cours intérieures, comme s’il s’agissait de faire partager aux femmes et aux hommes cette vision de l’Histoire des peuples. Impossible de ne pas penser, dans cet espace rendu à la démocratie, aux moments atroces dont il a été le théâtre. Les murs blancs de la Moneda gardent le secret des complots, des bruits de bottes, des intrigues et des lâchetés qu’ils ont abrités. Les patios, d’une irréprochable propreté, ramènent à la joie du partage. La garde présidentielle veille de manière détendue sur ces lieux, où l’appareil photo devient la seule arme destinée à construire un avenir au temps présent.
Impossible de pénétrer dans les salles officielles sans être imprégné du drame qui s’y est noué. Inconsciemment, le visiteur cherche à se raccrocher à une preuve de ces faits, entrés dans les repères mondiaux de la résurrection permanente de la bête immonde. Rien. Les traces ont été estompées par le temps, mais l’oubli n’est pourtant pas de mise. Le souvenir demeure, mais il est surtout réservé à celles et ceux qui gèrent un Etat encore fragile.
Sur un mur de briques rouge sang, deux médaillons de cuivre rappellent qu’Allende et ses compagnons ont perdu la vie pour avoir voulu transformer leur idéal en réalités populaires. Dénudé, simple, proche de ces matériaux avec lesquels on a construit, dans tous les quartiers de la planète, des maisons pour les ouvriers, le rectangle tranche avec le revêtement immaculé qui le cerne. Face à ce coussin de terre cuite, soigneusement aménagé, il est impossible de parler. La gorge se noue. Les yeux se baissent. Des pensées furtives traversent les regards. Le groupe se serre. Personne n’ose se confronter à la dure réalité de ce profil d’un homme d’État ayant préféré la mort à un sort humiliant et sombre.
En revenant à la lumière, sur la grande dalle aménagée à quelques mètres de la sortie du Palais, au-dessus du musée d’art moderne voulu par Ricardo Lagos, on respire, on apprécie le soleil, on goûte à la liberté, on s’éparpille, on se sent heureux, comme si le poids de l’Histoire s’était effacé. La Moneda ne s’oublie pas comme ces palais hantés par des personnages silencieux, hésitant entre l’ombre et la lumière. La vie reprend mais il faut bien des minutes pour revenir à la réalité de cette ville riante qui semble avoir oublié.
Pour peu qu’ensuite vous soyez invités à vous rendre dans l’espace lugubre de la villa Grimaldi pour prendre conscience de l’horreur absolue vécue par les élites de la gauche chilienne. La nudité de ce lieu de torture, où tout à été rasé précipitamment par les tortionnaires, afin d’éviter justement le souvenir d’exactions inhumaines devient plus écrasante, plus insupportable. Impossible de se raccrocher à autre chose qu’à l’imagination. Les ombres des victimes de ce fascisme épouvantable hantent les fondations enherbées des bâtiments. Le portail rouge crève le regard comme si son caractère ostentatoire rappelait par trop la répugnante insolence des bourreaux.
Le silence devient vite insupportable. Quand on imagine les hurlements de douleur ou les blessures ouvertes dans les corps et les esprits, on cherche désespérément d’autres bruits que ceux de passereaux égarés dans une nature paralysée, médiocre, honteuse de s’étendre sur les traces imaginaires du sang. Réduit à de petites cases renfermant des objets dérisoires dégageant tous une fragilité intimidante et une profonde émotion, le musée construit dans du bois brut du Chili, est écrasant de simplicité. Une paire de lunettes, une photo, un papier froissé, une cuillère, … rien ne trahit un nom, puisque les tortionnaires ont tout fait pour éliminer leurs victimes. Il ne reste que le subalterne, plus fort que tous les mots, plus fort que tous le discours, plus fort que tous les panneaux d’exposition. Impossible de sortir un son. Impossible de fixer longuement l’horreur du néant. On a hâte de fuir ce que tous les entrants dans cette villa cossue des hauteurs de Santiago ont dû imaginer, espérer, tenter.
Ces femmes aux grands yeux noirs, ces hommes encore insouciants étalent leurs visages sur de grands panneaux destinés à les installer dans l’éternité de la mémoire collective. Ils sont les gardiens figés d’un monde virtuel de la cruauté inhumaine. Des dizaines et des dizaines de noms, posés sur un support blanc, constituent les derniers restes humains de cette villa haïssable. Jamais, jamais je n’oublierai. Jamais je n’oublierai…Je conserve une cicatrice au cœur inaltérable. Je n’ai pas envie de la rouvrir ! Je suis lâche. Terriblement lâche ! «
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« Des loups pour des hommes » il semble que cela ne fini jamais…..des dictatures criminelles …….il yen a encore beaucoup dans ce monde ….les libertés les démocraties sont si fragiles … les nouvelles générations qui sont nées dans les pays ‘ou la liberté, la démocratie , la laîcité sont là et semblent avoir toujours été là doivent vite savoir que des générations avant eux ce sont battus sont morts pour cette liberté…..d’ou l’enseignement trés important de l’histoire à l’école……rien n’est acquit définitivement….. la vigilance s’impose en permanence…..