Qui n’a pas, sur les bancs de l’école élémentaire, souffert pour transformer les mètres en hectomètres dans un temps donné. Ces courses vers le résultat parfait étaient truffées de pièges tendus par l’instituteur, afin que les plus rapides au départ ne soient pas nécessairement les premiers à l’arrivée. Une note entre 9 et 10 constituait forcément un excellent résultat pour quelques centièmes ou dixièmes égarés en route. Aux championnats du monde d’athlétisme, il y a longtemps que cent mètres sont bien plus prestigieux qu’un vulgaire hectomètre ! La distance est réservée aux plus prestigieux des princes de la piste, celle où justement évoluent les maîtres du temps et de la vitesse. A toutes les époques, dès le plus jeune âge, la confrontation par la course permet de se situer dans une société qui adore classer les êtres entre eux. Aller vite, encore plus vite, toujours plus vite, reste une obsession humaine ayant traversé les générations. Ce n’est pas pour rien que des compétitions ont vite été organisées afin justement de récompenser les hommes capables de dominer les autres. D’ailleurs, sur les stades, la force n’impressionne guère, la résistance vaut le respect, la hauteur retient l’attention, mais la vitesse soulève l’enthousiasme.
L’intensité de l’émotion envahit les travées quand surgissent les « guépards » longilignes et nonchalants des « cages » dorées où ils tournent en rond en rêvant de grands espaces où déployer leur carcasse. Dodelinant de la tête, assouplissant des muscles réputés seulement gorgés d’énergie, se réfugiant dans la prière ou dans la musique, mimant des gestes mécaniques maintes fois répétés, ignorant tout de ce monde qu’ils ne vont parcourir que sur un hectomètre, ils attendent que la porte sur une hypothétique gloire s’ouvre devant eux. Ils entrent avec une indifférence feinte dans une arène qui n’a d’yeux que pour ces « fauves » aux pieds agiles, évitant tout regard à l’égard de rivaux concentrés sur leurs starting-blocks. Là-bas au loin, une proie invisible, qu’il faudra happer avant que la meute déboule avec une voracité angoissante. Les uns après les autres, ils fixent cette ligne comme les vigies cherchant à l’horizon les rivages de l’eldorado. Et, étrange moment de cette « ruée » vers l’or, il faudra un coup de feu pour que les « bolides » se lancent sur ces cent mètres de la gloire. Tous prennent place avec soulagement, car les minutes antérieures ont été accablantes. Désormais, tout repose sur des éclats de seconde économisés dans le survol de la piste où naissent les étoiles. Dans les têtes, ou c’est le vide sidéral ou le bouillonnement volcanique. Les « guépards » dansent, trottinent, se plient, se recroquevillent, enfoncent la tête dans les épaules et attendent la libération des énergies. Parmi les partants pour la conquête du titre le plus envié, cette fois les Jamaïcains ont revêtu une tunique féline avec puma correspondant à leur talent.
Usain Bolt promène sa stature de héron dégingandé sur le bleu ciel du stade moscovite. Il sort tout juste du marécage des suspicions entretenues autour des performances de ses acolytes. Rien de pire que de voir le sol des certitudes se dérober sous les semelles d’une idole. Battu, il descend de l’Olympe. Vainqueur, il demeure dans le triangle des Bermudes du dopage. La ligne élancée de ce corps d’adolescent ayant grandi trop vite se met en zigzag. Un dernier coup d’œil vers le large… et pas loin, Lemaitre au visage encore plus pâle qu’à l’habitude, se mure dans son silence intérieur. Le ciel gronde et Bolt sait qu’il doit filer comme l’éclair. L’eau qui l’arrose n’est pas bénite, mais le Jamaïcain n’en a cure. Il impose le silence en mettant un doigt sur la bouche de la foule braillarde. Il se signe, se penche, attend sa libération. Elle arrive comme un pétard mouillé !
Les conquérants de l’hectomètre explosent et foncent. L’albatros déploie sa carcasse avec plus de mal que les autres, mais immédiatement il dévore l’espace à belles foulées. Il fend l’air humide. Il tire sur ses bras pour saisir un temps irréel. En une vingtaine de mètres, il a pris les devants… C’est bouclé. L’hectomètre est avalé avec une facilité déconcertante. Pas de remords s’il survole la piste. Il ne s’arrête pas… il poursuit sa course vers l’infini comme si le 100 mètres n’étanchait pas son envie de briller. Visage fermé. Regard dur. Il semble envoyer un message aux rumeurs. C’est la revanche d’un être exceptionnel qui a été meurtri que l’on puisse douter de son honnêteté. Une mise au point par le chronomètre !
Quand dans son sillage, Gatlin se présente pour le serrer dans ses bras, on sent bien que la méfiance règne. Le « guépard jamaïcain » n’aime pas qu’on ne le laisse pas seul face à son bonheur d’avoir effacé le doute. Un « repenti » douteux ne saurait éclipser la lumière de son succès ! Les amis, la famille, sont les premiers auxquels il pense. Son drapeau flotte derrière lui. Bientôt, on y ajoutera des étoiles pour tous les exploits de Usain, l’homme aux pieds d’airain, qui semble courir plus vite que l’ombre du dopage. Le ciel pleure toujours plus fort sur les illusions perdues de ses adversaires. Et il n’a pas fini !
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Si je peux me permettre, du haut de mes pauvres lettres, belle envolée, Monsieur, quel plaisir de vous lire. Votre texte me rappelle cette phrase de La Fontaine « se hâter lentement » tant nous avons l’impression ici de voir une image « au ralenti » !