99 ans plus tard je pense "qu'ils tueraient encore Jaurès"

Huma-mort-jauresPeut-on aller jusqu’à mourir pour ses idées ? Certainement pas volontairement, sauf à monter sur une barricade sous le feu de l’ennemi et se sacrifier pour que d’autres puissent échapper au même sort. On s’immole souvent par le feu afin d’attirer l’attention médiatique sur une situation désespérée et malheureusement des fanatiques se sacrifient pour des raisons de croyance dans un avenir meilleur : le sien ! En fait, la principale cause de décès des femmes et des hommes porteurs d’un idéal reste l’exécution par des opposants sans scrupules qui ne partagent pas les valeurs essentielles de la vie. Il y a 99 ans, Jean Jaurès ne savait pas par exemple que le 31 juillet il croiserait la haine et la mort. Il est engagé au-delà de ses forces dans le plus légitime des combats : celui qui consiste à éviter la guerre, l’horreur, le sang et les larmes. Il se bat avec des mots, alors que d’autres préparent des balles. Il s’accroche à l’espoir de convaincre, quand d’autres ne veulent que le désespoir pour vaincre. Il ne cesse de demander que Paris et Berlin retiennent leurs alliés réciproques, partis pour allumer un affrontement mondial inévitable. Jaurès croit en la raison et dans ses arguments pacifistes. Il se rend les 29 et 30 juillet à la réunion d’urgence du Bureau socialiste international de la deuxième internationale qui se réunit à Bruxelles. Il a perdu en 1904 lors de la constitution de ce rassemblement et il sait que les tenants de la Paix sont minoritaires. D’ailleurs, par la suite, les membres de cette Deuxième internationale voteront les crédits militaires dans leurs pays respectifs. En 1904, le congrès a en effet donné raison au révolutionnaire Jules Guesde contre le « réformiste » Jean Jaurès, choix inverse de celui des élections qui donnent 31 députés à Jaurès et 12 à Guesde. Quand le député de Carmaux luttera de toutes ses forces pour ne pas céder au nationalisme exacerbé, Guesde en accord avec le manifeste du POF de 1893 et 3 jours après la mort de Jaurès, votera, « l’Union Sacrée » de tous les partis dans la défense du pays. En effet, dans le manifeste du Parti Ouvrier français de 1893, il affirmait son combat pour la paix, mais pas à n’importe quel prix : « l’internationaliste n’est ni l’abaissement ni le sacrifice de la patrie », et « la France n’aura pas de plus ardents défenseurs que les socialistes du mouvement ouvrier. ». Il deviendra ministre d’État de 1914 à 1916 et adoptera des positions patriotiques en pensant haut et fort : « Je n’ai pas la même crainte de l’avenir. La guerre est mère de révolution » (1914). Jaurès n’est pas sur cette ligne et tente de pousser les dirigeants allemands et français à agir sur leurs alliés. Le bureau décide d’avancer le congrès de l’Internationale socialiste le 9 août à Paris au lieu du 23 à Vienne. Dans une atmosphère un peu surréaliste, la plupart des délégués, dont le coprésident du SPD allemand, se disent confiants dans la capacité des peuples à éviter la guerre. Le mercredi 29 juillet au soir, Jean Jaurès et Rosa Luxembourg qui ne votera pas, elle, les crédits militaires en Allemagne, sont acclamés lors d’un meeting massif contre la guerre.
Le Bureau socialiste international vote à l’unanimité un appel au renforcement des manifestations contre la guerre… Le socialiste français est heureux. Il a avancé sur le chemin de la paix. Du moins le croit-il en écrivant dans sa dernière chronique, parue le 31 juillet dans l’Humanité : « Le plus grand danger à l’heure actuelle n’est pas, si je puis dire, dans les événements eux-mêmes. […] Il est dans l’énervement qui gagne, dans l’inquiétude qui se propage, dans les impulsions subites qui naissent de la peur, de l’incertitude aiguë, de l’anxiété prolongée. […] Ce qui importe avant tout, c’est la continuité de l’action, c’est le perpétuel éveil de la pensée et de la conscience ouvrière. Là est la vraie sauvegarde. Là est la garantie de l’avenir. ». Toute la journée du 31 juillet, après une nuit passée à son domicile de Passy, il va tenter de rassembler. Il se rend d’abord à la Chambre des Députés, puis au ministère des Affaires étrangères pour tenter de stopper le déclenchement des hostilités. Il est épuisé, mais rien n’est terminé car il lui faut encore trouver des mots pour son papier quotidien qu’il veut de la tonalité du « j’accuse » de Zola !
Avant la nuit de travail qui s’annonce, il descend avec ses collaborateurs pour dîner au Café du Croissant, rue Montmartre. Jaurès soupe avec ses partisans, assis sur une banquette, le dos tourné vers une fenêtre ouverte.
Il a ses repères dans cette « brasserie » dite « Chope du Croissant » dont la spécialité est… la choucroute, où se retrouvent également, étrange cohabitation, les journalistes ennemis de « l’Action française ». La discussion porte sur le contenu d’un papier qu’il a en tête mais qu’il tourne et retourne pour qu’il corresponde aux enjeux d’une période où le temps presse. Il semble hanté par l’idée que son article peut être décisif mais n’en laisse rien paraître en affichant un humour jovial et une gentillesse sans égal. Il croit dans le poids de ses mots et alors qu’il se prépare à repartir devant la feuille blanche qu’il a laissé sur son bureau de l’Humanité à 21h40, deux coups de feu claquent. Le député du Tarn s’effondre. Il a été abattu à bout portant par une main qui s’est glissée par la vitre ouverte. Voici un témoignage de l’un des convives : « au milieu du tumulte dont le café s’emplit, je regarde Jaurès, dont la tête est là, inerte, sur mes genoux, poursuit Pierre Renaudel. Jaurès a été surpris en plein sourire, la trace en est encore sur ses lèvres […]. Jaurès est maintenant couché sur la table voisine, les battements de ce grand cœur s’affaiblissent et cessent, comme toute pensée de ce vaste cerveau foudroyé est abolie. » L’annonce, terrifiante, de la fin, intervient à 22 heures. « Messieurs, M. Jaurès est mort », lance le médecin accouru sur les lieux. « Ils ont tué Jaurès! » … Le cri envahit les rues et se propage dans une ville qui jusque là a été indifférente aux mots. 99 ans plus tard, d’autres ont tué Jaurès. D’une autre manière. Avec d’autres armes et d’autres mots, mais avec les mêmes arrières-pensées, empêcher le Peuple, le vrai, celui qui n’accepte pas de mourir intoxiqué par l’opinion dominante, de se réveiller. « Ils ont tué Jaurès… » A qui le tour ?

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Cet article a 4 commentaires

  1. Bernard Gilleron

    « les mêmes arrières-pensées: empêcher le Peuple, le vrai, celui qui n’accepte pas de mourir intoxiqué par l’opinion dominante, de se réveiller ».
    De qui parles-tu? Des va-t-en guerre du gouvernement actuel; Fabius et le ministre de la Défense dont le nom ne me revient plus?
    Fabius par sionisme exacerbé était prêt à engager la France en Syrie, ce qui était une autre affaire que le Mali!
    Sarkozy, et sa guerre de Libye?
    Dans les deux cas l’opinion dominante est le suivisme des volontés de l’impérialisme étasunien.
    Je m’interroge…

  2. Eric Batistin

    Monsieur Darmian, Monsieur Gilleron, je voudrais ici vous faire part d’une discussion que j’ai eu il y a déjà quelques années, avec Jean, un bon ami, décédé aujourd’hui.
    Nous sommes, lui et moi nés en 1960.

    Monsieur Stéphane Hessel, vieux bonhomme respectable, dont je ne discuterai pas ici de savoir s’il plaisait ou ne plaisait pas à l’opinion dominante, nous a laissé en héritage un « indignez-vous » court mais très clair.
    Cet homme savait de quoi il parlait, lui qui, nous dit-on, avait engagé sa jeune vie contre l’oppresseur nazi.
    De son fait même , nous apprenons aussi que nous avons aujourd’hui à lutter, non contre un ennemi clairement identifié, mais contre une nébuleuse d’entreprises multinationales n’ayant d’autre humanité que celle que l’on peut espérer d’un éleveur de poules en batterie envers ses bêtes.
    Ce avec quoi je ne suis pas tout à fait d’accord, étant entendu que derrière les multinationales se cachent bel et bien des hommes !
    J’en reviens à la discussion avec mon ami Jean.
    Cet ami avait pour son malheur depuis l’adolescence cédé aux affres de la prise de drogue, notamment de la cocaïne et de l’héroïne, il en est mort.
    Avant que nous nous quitter, il s’est posé cette question, pourquoi tant et tant de jeunes gens sont morts ou aujourd’hui en grande difficulté, en France, touchés par la drogue ?
    Pourquoi la drogue dure et mortelle est-elle si facilement accessible ?
    Et bien, d’après mon ami Jean, pour une raison historique:
    à la fin de la guerre de 39/45 bon nombre de nazis se sont enfuis, notamment, est-ce un hasard (?!) vers des pays que l’on retrouve aujourd’hui sur le marché international de la de la drogue, comme étant les premiers producteurs…
    Si je suis ce raisonnement, le meilleur moyen qu’auront trouvé les perdants de la guerre pour relever la tête aura été d’engager une guerre sourde, visant à détruire toutes les plus jeunes générations de leurs ennemis.
    Ce qui veut dire que la guerre gagnée n’aura été en fait qu’une bataille gagnée.
    Ce qui a quelque chose de nettement moins définitif.

    Lors d’une réunion d’anciens combattants au bistrot du village, après une commémoration nationale, j’ai croisé un vieux bonhomme qui, ayant peut-être un peu trop bu, s’est mis à me raconter la douleur qui ne l’avait jamais quitté depuis ses jeunes années. Il a, pour son malheur, perdu trois amis d’enfance le même jour, à la guerre, en résistance. En comptant tous les jeunes gens morts qui ont été cités ce jour là par tous les vieux du village, morts à la guerre, le village aura du se priver de plus de 20 jeunes bonhommes.
    Ce qui est redoutablement triste et donne une idée de la sauvagerie de l’époque.
    Mais, nous, nés en 1960, même si la population des villages de France avait depuis la fin de la guerre nettement augmenté, nous avons fait le compte, mon ami Jean et moi, un soir, des amis perdus à notre guerre, celle de la drogue.
    Le constat est terrifiant:
    sur une zone géographique de 60 par 60 kms, regroupant plusieurs villages, nous pouvons dénombrer entre 1970 et 1980 plus de 300 familles touchées en leur sein.
    Nous ne parlons pas ici de celles et ceux qui auront vu leur vie extrêmement perturbée, mais bel et bien des morts .

    Nous avons donc pris l’habitude, puisque nos morts, ceux de notre génération ne sont cités sur aucun monument, de nous réunir entre nous une fois par an, pour y célébrer la mémoire. Celle des soldats idiots d’une époque néfaste, libérale et assassine.

    Vous écrivez, monsieur Darmian:
    « 99 ans plus tard, d’autres ont tué Jaurès. D’une autre manière. Avec d’autres armes et d’autres mots, mais avec les mêmes arrières-pensées, empêcher le Peuple, le vrai, celui qui n’accepte pas de mourir intoxiqué par l’opinion dominante, de se réveiller. « Ils ont tué Jaurès… » A qui le tour ?  »
    Et bien nous ne sommes pas morts intoxiqués, pas tous, et l’opinion dominante on s’en tape! Cela fait fort longtemps que nous luttons, pied à pied, sans avoir besoin, ni de l’assentiment de nos chefs, ni de nos concitoyens, puisque de toutes les façons, aucun de nos morts n’est reconnu par la nation.
    Vive la France.
    Celle du rugby amateur et de son beau sens de la gloire passagère en paiement et du sens de l’équipe en partage !
    J’emmerde les banquiers et toutes leurs troupes brunes.

    Batistin
    ancien marsouin 2°RIMa
    inscrit Marine Marchande
    artiste Maison des Artistes

  3. Sylvie Va

    superbe article. Qu’y pourrait-on ajouter ?
    Nous savons « à qui le tour »

  4. Jean-Jacques Lalanne

    En voyant les membres du gouvernement ou Président,actuels ou passés, les membres d’opposition de droite comme de gauche,se revendiquer de Jaurès alors que ce sont des va-t-en-guerre, je me marrerais si ce n’était pas à pleurer !

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