A la tombée de la nuit, sur les pavés disjoints et massifs, l’allée conduisant à l’entrée principale historique des chantiers navals de Gdansk a des allures d’avenue oubliée menant vers un cimetière. Au fond, une grande porte de fer barre définitivement l’accès. Elle interdit désormais toute vue perspective sur l’arrière plan. Une sorte de barrage vers l’histoire, comme si, au-delà de cette frontière, l’étranger n’était pas le bienvenu. Le silence s’impose, surtout quand l’individu est vite dépassé par le squelette affiné de grues figées dressant vers les cieux leurs croix disproportionnées dans la largeur ou au dos courbé comme des travailleuses lasses de se pencher sur le sol. Elles contrastent avec ce duo élancé et défiant la terre du monument destiné à rappeler, par des stèles coulées dans le bronze, que c’est d’ici que sont partis les premiers cris de révolte contre l’oppression d’un régime n’ayant de populaire que le nom qu’il s’était donné. On s’y sent mal à l’aise, partagé entre la volonté de se recueillir en silence et celle de percevoir les détails venus d’un passé glorieux, écartelé entre l’admiration et la compassion, envoûté par la force sobre de cette esplanade historique.
Sous les pavés, ici, on ressent les vibrations de l’Histoire, celle qui se construit par une volonté collective sans faille, par l’acceptation de la souffrance ou du sacrifice, par une farouche révolte, puisée dans un sentiment profond d’injustice. Rien n’est flamboyant, allégorique, enthousiasmant ; tout ici est dépouillé, authentique, dur… Même le ciel a du mal à sourire puisqu’il charrie de lourds nuages venus de la froide et grise Baltique. Des immeubles récents, en béton brut, masquent l’horizon. Ils illustrent le présent de cette immense enclave où naissent encore des cargos ou des navires laborieux. Les chantiers ne veulent plus vivre sur leur glorieux passé. Ils se cherchent un avenir après des saignées terribles imposées par une conjoncture économique bien plus fracassante que celle de la politique. « Stocznia Gdansk », les lettres blanches sont toujours là, d’une sobriété exemplaire avec « Chantier Gdansk », mais elles portent tout le poids de l’aventure ouvrière. Une seule tache de couleur tranche au milieu de ce contexte d’une austérité émouvante. Le rouge mouvant, vivant et brûlant de » Solidarność » barre la façade et surplombe un baraquement dans lequel on conserve les souvenirs de l’épopée ouvrière lancée, on l’oublie trop, par une femme Anna Walentynowicz, bien moins connue que ne le fut ensuite Lech Walesa !
Une vielle dame âgée menue et furtive, balaie inlassablement les pavés, devant un parterre de gerbes déposées devant cette entrée mythique le 31 août pour le 32 ° anniversaire des accords avec le gouvernement polonais. Elle enserre un énorme bouquet de mimosa qui trône devant ce massif artificiel, entièrement constitué de fleurs jaunes. Gardienne du temple de la « solidarité », elle passe et repasse en cette fin de journée, devant trois photos fanées accrochés à la palissade de fer gris. Au centre, celle du pape jean-Paul II. Étrange mélange des genres, qui voit un mouvement social de révolte assimilé à une croyance religieuse puissante, omniprésente, envahissante. Une icône de la vierge complète la décoration aux côtés d’une long texte en polonais, maladroitement tracé sur des supports ocres ! Pas de clichés sur ce mausolée industriel d’Anna Walentynowicz car elle a été éclipsée par celui qu’elle avait combattu. Ouvrière, elle a pourtant franchi ce portail pour travailler comme opératrice des grues et a commencé des activités associatives en faveur des ouvriers. Pour son appartenance à une association indépendante, elle fut licenciée par mesure disciplinaire le 7 août 1980 ce qui la prive définitivement de tout droit à pension, alors même qu’il ne lui restait que 5 mois de travail avant la retraite. La décision de la direction suscite un fort émoi parmi les ouvriers et entraîne une grève massive à l’origine du syndicat Solidarność. Figure de proue de ce syndicat, elle y a joué un rôle crucial, et en a subi les conséquences : condamnée à vingt ans de prison pour ses activités, elle est incarcérée pendant de nombreux mois. Ses compagnons se souviennent entre autres de son discours pour poursuivre la grève qui a emporté l’adhésion du reste de la direction du syndicat contre l’avis de Wałęsa, et à un moment critique pour la continuité du mouvement… Elle n’a pas sa place aux côtés du pape et dans ces hommages spontanés ou officiels. En fait, comme toutes celles et tous ceux qui soufflent le vent de la révolte ou qui sèment les grains de la résistance, elle a été oubliée par l’histoire, même si sur un ou deux panneaux on retrouve sa silhouette de mère courage de Gdansk ! La moustache de celui qui a poursuivi sa route jusqu’à la Présidence de la République a en revanche une place privilégiée aux côtés de l’imagerie religieuse, même si rien en prouve qu’il ait été un saint.
La visite tourne trop vite à mon goût au pèlerinage, avec ses ventes de souvenirs. A quelques dizaines de mètres, un bar a installé des tables sur l’herbe folle d’un pré. Quatre retraités y sont installés… J’aimerais savoir ce qu’ils pensent de cette mutation d’un lieu où des milliers de travailleurs ont piétiné d’impatience ou de rage au nom d’une valeur laïque que l’Occident a oublié : la solidarité ! La barrière de la langue empêche tout dialogue. Le vélo m’attend, les autres aussi. J’ai beaucoup de mal à tourner le dos à ce portail de ferraille, sorte de mur de Gdansk tombé sous une poussée populaire irrésistible. J’aurais tant voulu avoir le temps de respirer l’air, d’entrer dans le détail des clichés exposés, de caresser les pavés, de chercher des étincelles d’espoir dans la grisaille de la crise, de parler à cette dame courbée et usée par le temps, mais il me semble que la flamme est éteinte et qu’elle a été remplacée par la pâle lueur des bougies ou des cierges… sur une façade d’un immeuble, Plus loin dans la ville, un gigantesque placard de Solidarność porte cette phrase en anglais : « we will win anywhere ! » (1). Un slogan qui n’a jamais été aussi utile, mais jamais aussi oublié !
(1) « Nous gagnerons n’importe où ! »
En savoir plus sur Roue Libre - Le blog de Jean-Marie Darmian
Subscribe to get the latest posts sent to your email.
Merci Jean-Marie, merci de partager cette émotion et de nous rappeler que parfois l’humain a su se dépasser…
Même si aujourd’hui la Pologne est l’un des bons élèves de l’ultra-libéralisme…
Solidarnosc était une organisation pétrie de contradictions, unie contre le communisme et financée par les réseaux américano-vaticanesques. D’ailleurs, tout cela a explosé après la fin du communisme entre un Nathan Tcharensky – fidèle aux idées du socialisme dans la liberté et un Walesa, conservateur, antisémite (comme beaucoup trop de Polonais) et réactionnaire, il n’y avait rien de commun…J’ai lu sur votre page facebook, une allusion à l’absence de soutien de la CGT au mouvement, qui ne pouvait surprendre les contemporains étant donné l’inféodation de cette confédération au PCF. La cfdt brillait alors par son engagement pour Solidarnosc, le camp de la liberté.