C’est certainement pour se rassurer que les Ecossais, tellement soucieux de leurs traditions, ont choisi un bleu profond pour colorer la croix de Saint André du drapeau qu’ils arborent le plus haut possible sur leurs monuments. Ils auraient en effet eu plus de choix s’ils avaient opté pour les gris, les ocres ou les verts, tant les vastes étendues de leur contrée présentent une palette allant des sanglots longs des violons monotones des Highlands aux éclats tonitruants ou acidulés des cornemuses rupestres et printanières. L’ Écosse oscille entre la tristesse profonde des journées où elle se cache, enveloppée frileusement dans un manteau de brume ou derrière un rideau lancinant de pluie éphémère, et cette joie exubérante d’une nature provocatrice.
Son ciel de plomb fait plus que menacer de tomber sur la tête, il charrie inlassablement depuis l’outre atlantique ou la mer du Nord des nuages avides de grands espaces où déverser ce qui donne ces couleurs luxuriantes aux prairies, ou qui noient par compassion des entrelacs de fougères mortes au champ d’honneur des neiges hivernales. L’eau suinte, tombe, coule, serpente, s’infiltre, dévale avec cette aisance des conquérants convaincus des bienfaits de leur action. Elle noie parfois les paysages, mais laisse au vent le soin de se comporter en mauvais garçon teigneux, soucieux de gâcher le plaisir des escapades extérieures.
La liberté individuelle se forge à chaque instant dans cette volonté farouche d’ignorer, dans les endroits les plus exposés, le poids des éléments perturbateurs de ce que l’on croit, plus au Sud, être la qualité de vie. Dans chaque île de la côte ouest, le combat est quotidien, tant la chape gris béton de cet Océan donne une tonalité carcérale aux ports, lovés dans une ancre, où chaque maison cherche à ouvrir son monde intime au moindre rai de lumière.
L’Écosse, parcourue dans tous les sens, reste le pays magique du clair obscur, un champ contrasté de bataille millénaire entre la noirceur maléfique portée par des conquérants impitoyables aux croyances obscures, et la tendresse infinie des paysages d’un vert tellement tendre que l‘on envie les moutons chargés de les tondre. Cette opposition contrastée entre les « forces du bien », installées sur des terres grasses légèrement rebondies ou au cœur de pelouses peuplées de boules blanches laineuses disputant, par leurs déplacements libres au ralenti, d’improbables parties de billard sur tapis vert, et les « forces du mal », hantant des landes noires, désertifiées par l’appétit de lucre des hommes des bois. La confrontation bat son plein partout. Elle imprègne tous les actes des femmes et des hommes depuis des siècles. Les envahisseurs venus du Nord, débarquant pour tuer, sacrifier, piller et emporter, furent ces envoyés du diable que les religions septentrionales ont voulu éradiquer par le bûcher, supposé être celui de la vérité. Celles et ceux qui enviaient ces espaces infinis, pour donner une assise plus grande à leur couronne anglaise, resteront les porteurs d’une culture masquant sa cruauté sous les ors et les fastes des apparences. En Écosse, pays de l’auteur de Docteur Jekill et Mister Hyde, le passage est permanent entre ces facettes d’une contrée vivant dans les cultes diversifiés d’un paganisme destructeur brutal, et celui des traditions ancestrales patiemment reconstituées. La solidité s’affriche partout. Dans les corps, dans les cœurs et dans le bâti !
Ce granit aux teintes désespérément grises, puisque même celui qui se voulait rose a été couvert par la suie avilissante, imprégnée de la sueur des ouvriers des mines, des hauts fourneaux ou des fonderies, marque le passage de la proximité ingrate avec l’environnement naturel, à celle du monde du profit converti en immeubles ostentatoires. Glasgow étouffe sous cette gangue qui obscurcit ses façades et rappelle que les fortunes veulent toujours étaler leur puissance de manière indirecte. Edimbourg, dominée par la citadelle, se baigne les quais dans la mer, mais s’étire de balcons en balcons de fer forgé, autour de jardins secrets pour propriétaires égoïstes, repliés sur leur carré de terre promise.
Il n’y a pas que la nuit que tout est gris en Ecosse. Partout, avec le printemps, la bataille fait rage pour construire des champs de lumière. Pour ancrer dans la terre ce soleil qui tarde à venir, les jardiniers ou les hasards des graines portées par le vent, le font dégouliner ou parsemer tous les lieux possibles et imaginables. Des millions de pépites ensoleillées éclairent partout le vert des pelouses. Jonquilles, narcisses, primevères relèvent l’incroyable défi d’enrichir de leur jaune éclatant tout ce que l’homme a condamné à la grisaille infinie de l’utile. Des trésors, composés de bouquets éparpillées ou de parterres organisés, s’étalent hors des landes où les sanglots longs de l’automne se trouveront sur des champs de bruyères rêches, annonçant la venue du linceul blanc de neiges se voulant éternelles. Des terres stériles aux champs fertiles ; des architectures imposantes aux maisonnettes fragiles ; des ports gorgés des matériels pour ces torches modernes plantées dans la mer du Nord, à ceux qui attendent les pêcheurs dégoulinant de froid ; des montagnes chauves, ridées prématurément en raison des sévices des bûcherons, aux terrains de golf fréquentés par des gentlemen en pantalons de tartan orgueilleux, à la couleur de leur clan ; des légendes tragiques construites sur les affrontements, aux paysages reposants pour contes de fées ; du vent du Nord qui déchire l’âme, à la chaleur alcoolisée des pubs où la bière ne suffit pas à étancher la soif de la solitude, au milieu du plus grand nombre : l’Écosse n’est faite que de clairs obscurs, de chauds et froids, de black and white, qu’il faut déguster sans modération.
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