Le courageux défi de l'émigration

Il est impossible de comprendre ce que peut représenter l’immigration tant qu’on ne l’a pas vécue. Se retrouver dans un pays étranger, même si on a tout fait pour s ‘y rendre, reste un défi que l’on doit relever. C’est ainsi que l’opinion dominante se prélasse dans les idées toutes faites voulant que l’immigré soit toujours un intrus venant perturber le bon ordonnancement d’une société parfaite. Cette vision simpliste a de beaux jours devant elle quand la crise permet tous les excès xénophobes, comme exutoires à des situations de précarité grandissante. Un arrivant, quel qu’il soit, est d’abord suspect et tout le système social français se concentre sur le développement de cette idée facile. Il n’y a que des à priori défavorables et des méthodes qui renforcent, à toutes les époques, cette hantise de l’envahisseur. On ne quitte pourtant jamais ses repères quotidiens sans une appréhension particulière. Les politiques migratoires sont à cet égard toujours identiques. Elles se relâchent dans leurs contraintes quand le besoin de main d’œuvre existe et elles se crispent quand le marché de l’emploi se restreint. C’est banal, mais c’est inexorable depuis des siècles. L’esclavage, puis la colonisation, ont été des épisodes douloureux pour l’humanité, de régularisation des flux migratoires. Désormais, on entre dans la même logique avec une dimension économique toujours sous-jacente, mais avec un ajout culturel qui vient augmenter les problèmes. Les grandes politiques d’évangélisation forcée ont simplifié durant des décennies ces intégrations, mais leur superficialité a volé en éclats pour déboucher sur des affrontements ramenant la planète des siècles en arrière. On entre alors dans le cercle infernal de l’immigration, présentée comme un handicap chez les uns, et comme un atout chez les autres.
L’immigration clandestine a toujours existé mais elle est désormais présentée comme une envahissement inquiétant. Les clandestins prennent pourtant fréquemment des risques importants, pouvant mettre leur propre vie en péril, afin de rejoindre des pays présentant des conditions de vie qu’ils espèrent meilleures. Ils n’hésitent donc pas à tout abandonner pour tenter l’aventure, souvent « aidés » dans cette entreprise par des passeurs peu honnêtes qui leur font payer un prix exorbitant pour leur fournir les moyens de franchir les obstacles naturels (mers, montagne, fleuve, etc.) ou humains (poste frontière), dans des conditions de sécurité extrêmement précaires.
Mon grand père et ma grand mère avaient pris ce chemin de l’exil, abandonnant leur vie agricole misérable de San Stéfano de Zimella pour aller chercher ce qu’ils croyaient être la fortune dans la Lorraine des hauts fourneaux. On n’était pas très regardant, après l’horrible saignée démographique de la guerre 14-18 sur les conditions dans lesquelles ces ritals arrivaient à travers la Suisse pour rejoindre leur quartier, situé au pied des usines crachant le feu et les fumées noires. Clandestins. Ils étaient clandestins, pour finir un jour par être régularisés, via un permis de travail de 10 ans, tremblant en permanence pour savoir si cette mesure de faveur destinée à leur permettre de suer sang et eau devant les gueules rougeoyantes, pour enrichir les maîtres des forges, serait reconduite. Logement dégradé et exigu, cadences infernales, repli identitaire, rassemblements grégaires, difficultés scolaires pour les enfants arrivés, inadaptation aux métiers proposés… les repères demeurent les mêmes, quelle que soit la période. Il fallait oser partir avec un baluchon vers l’inconnu, sans savoir quel serait l’accueil. J’ai toujours été impressionné par le courage de ces femmes et de ces hommes qui abandonnent de réelles mauvaises certitudes pour un hypothétique espoir. J’éprouve une certaine admiration pour le parcours accompli par mes grands-parents, car j’en mesure pleinement les difficultés morales et matérielles. Je voudrais même encore mieux les connaître, pour leur donner une véritable valeur que nous avons oubliée.
« Tu sais, ce que tes grands-parents n’ont pas pu faire, nous allons le faire ». C’est par cette annonce que mon fils, il y a maintenant 6 mois, m’a annoncé qu’avec son amie, ils avaient entrepris, en secret, pour ne pas nous affoler, les démarches pour immigrer au Canada. « Nous avons passé toutes les épreuves et on nous a délivré un permis de séjour pour un an, à compter du 26 juin. Nous avons pris les billets et nous partons ! ». L’histoire serait donc un perpétuel recommencement, et cette volonté d’aller voir ailleurs si l’herbe est plus verte aurait traversé les générations… Surtout, se retenir de montrer le pincement au cœur qui envahit. Inutile de tenter une explication. Il faut absorber et se persuader que, dans le fond, cette volonté de construire ailleurs sans qu’il existe aucune contrainte, aucune nécessité, aucune pression, est sans commune mesure avec celle qui pousse des millions de personnes à prendre le chemin de l’exil. Des jeunes ne se reconnaissent plus dans cette France de l’intolérance institutionnalisée. Ils veulent de plus en plus aller se frotter à d’autres réalités et chercher un refuge politique, au sens noble du terme, pour se construire eux-mêmes. Le seul avantage, c’est qu’ils prennent librement ce genre de décision, sans être soumis à une obligation matérielle et que, dans le fond, l’aventure se limite pour eux à l’éloignement, car ils n’ont plus aucune réticence pour se fondre dans une autre culture. Les « émigrés » français qui décident, chaque année, de tenter l’aventure dans des économies développées, faute de pouvoir exprimer leur expertise dans leur pays d’origine, sont de plus en plus nombreux, mais moins que les Allemands, les Britanniques ou les Italiens. Les créateurs dans les technologies nouvelles sont recherchés, car ils concilient l’esprit français et une connaissance des outils. La discrimination à l’embauche dont sont parfois victimes des candidats au profil pointu, ainsi que la complexité pour décrocher un premier emploi en France, aujourd’hui constituent de nouveaux paramètres pour l’émigration. Chez nous, on recherche des jeunes bien formés… ayant une expérience professionnelle que leur âge ne leur permet pas d’avoir, et que l’on veut payer le moins possible. Au Canada, on recrute sur la base des qualités constatées, la capacité d’autonomie et sur la responsabilité. Le reste, c’est anecdotique sur un CV… Je vais donc aller voir durant quelques jours, à Montréal, l’arrière petit-fils d’immigré qui a eu envie de devenir un émigré ! Drôle de pari, dont je suis fier !

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