Instantanés d'été (30) : tournez manège !

Dans tous les récits de cape et d’épée, et notamment le fameux « Capitaine Fracasse », on trouve des descriptions savoureuses de l’arrivée des troupes de théâtre dans les villages. Elles entraient, accompagnées des enfants, alléchés par le cliquetis des grelots installés sur les colliers des chevaux fourbus, tirant les carrioles du convoi. Si la joie emplissait le cœur des gosses, elle stoppait la vie dans les champs ou dans les ateliers, provoquait des signes de croix hâtifs des bigotes, car les comédiens trainaient derrière eux un brin de suspicion. Ce fut pire quand les cirques ambulants pratiquèrent la même entrée en fanfare, sauf que l’enthousiasme juvénile était décuplé et que la méfiance des adultes grandissait. L’événement revêtait une importance exceptionnelle, dans ces bourgades coupées de toute activité culturelle extérieure. Les « Tréteaux de France » de Marcel Maréchal poursuivent cette tradition, et les multiples fils des grandes familles du cirque tentent, très difficilement, de dresser un chapiteau sur un espace convenable. Encore faut-il que les spectateurs soient présents le soir, dans les travées.
Des animaux pelés ou galeux conservés dans des cages, pour faire des ronds d’une probable folie, des poneys dociles ou des chèvres boulimiques broutant avec des chameaux flegmatiques, à la laine éméchée, un lion somnolent, constituaient des ménageries époustouflantes pour des gamins n’ayant jamais connu l’exotisme permanent de cette télévision de voyages par procuration. Le long des rivages maritimes, cet été, des troupes en tous genres profitent des soirées au clair de lune pour donner de nouveaux spectacles plus poétiques ou plus légers. Il ne reste de l’époque des parades, que le haut parleur nasillard annonçant les horaires de la représentation, et des affiches garnissant les lampadaires. Désormais, on ne vit plus de son art, mais on survit grâce, le plus souvent, à des détaxations sur les carburants, des statuts sociaux aidés, des arbres de Noël, ou des visites dans les écoles, pour montrer un animal docile se laissant caresser.
En définitive, le spectacle vivant, celui qui repose sur le partage de l’exceptionnel, s’effiloche, et les villages meurent paisiblement de froid devant des écrans en tous genres. Plus personne ne vient les dérider ou les étonner. Il reste encore, parfois, au fond des mémoires, des images de « clowns-acrobates-soigneurs-chauffeur-caissier » ou « d’écuyère-trapéziste-balayeuse-placière », mais elles ont été éclipsées par l’arrivée des soirées télévisuelles de la Piste aux étoiles, magnifiée par Roger Lanzac. Désomais, il ne reste plus que quelques fêtes foraines pour redonner des moments inédits à partager en famille.
Juchés sur des vélos plus grand qu’eux, les enfants qui confondent les rebonds de la balle avec des pluies de millions, observaient les manœuvres compliquées d’immenses camions, claquemurés sur des rêves. Grâce à de savants dépliages, lentement sortent ce que les propriétaires appellent des métiers. Naissent sous les yeux de ces gamins, des manèges qu’ils traitent par le mépris, car ils ont depuis longtemps épuisé les joies de la soucoupe volante, du cheval blanc dont Henri IV n’aurait pas voulu, de la voiture de pompiers, malgré son feu clignotant, de l’avion qui ne dépasse jamais quelques centimètres d’altitude, des soucoupe refusant de voler. Ils ne consentiraient à monter sur ce tourniquet poussif que s’ils avaient l’assurance de capturer cette queue d’un Mickey martyr, et de le brandir, tel un trophée, au-dessus de sa tête pour épater les filles. Les manèges ne font plus recette qu’avec les petits, s’ils ne hurlent pas en quittant les bras de maman pour une voiture sans pédale et avec un volant débile. Les tarifs, réellement prohibitifs, découragent également les mamans qui espèrent voir sourire, devant l’objectif du téléphone mobile, leur progéniture conquérante. Quelques petits tours, et l’aventure s’achève sans qu’il ait eu accoutumance, bien que les pleurs existent aussi sur le chemin du retour.
La fête foraine se construit avec ses baraques « empeluchées », dans lesquelles, si l’on fait un carton parfait, ce n’est jamais avec des balles perdues. Les ados le savent, eux qui rêvent de ces détonations qui leur confèrent un sentiment de puissance, d’autant que les armes ont une étrange ressemblance avec celles des westerns. Bizarre que ces chasseurs se contentent de ramener une queue de tigre, un marsupulani ou un lionceau, élevés en Chine dans leur sac à dos, alors que dans leur plus jeune âge, ils tentaient de capturer un canard en matière plastique filant dans un embouteillage coloré sur un filet d’eau. Étrange mutation que celle qui conduit le pêcheur pacifique de l’enfance à devenir quelques années plus tard, dans une ambiance de fête, un tireur d’œil de perdrix. Rançon d’une époque, les jeunes supputaient, sous les arcades, sur le niveau des autos tampons… C’est là que se situe l’essentiel de leurs investigations. Car s’il est doué pour la gâchette, le jeune homme sait aussi que la bagnole possède un véritable pouvoir de séduction sur la gente féminine. Si en plus, elle permet de déployer des talents de cascadeurs, elle entre dans la catégorie des outils permettant de terminer l’été dans les bras d’une bienaimée, jusque là réticente. Secouez moi ! secouez moi ! Le conducteur s’offre l’interdit absolu, en jouant les as du carambolage sur un espace confiné, et il sait que dès que la rentrée scolaire sera arrivée, ces moments de défoulement n’auront pas de prix.
Les cris effarouchés des filles dans une chenille déchainée, le claquement sec des balles sur une paroi d’acier, les déferlements musicaux des manèges, l’appel sonore des boutiques automatiques : le cœur de la ville ne va plus s’endormir dans le silence habituel des nuits d’été. Les moustaches roses des barbes à papa pour gamins gourmands, les clins d’œil des néons aguicheurs, les alignements de poupées en tenue de soirée clinquantes, maquillent drôlement la place parfois bien grise. La friture des beignets exhalant sa rancœur d’être recuite depuis des jours, le parfum piquant de bonbons dont l’apparence n’a rien de naturel, l’arôme doucereux des crêpes en train de se dorer sur une plage surchauffée, font mentir le principe selon lequel les ventres ayant du nez sont plus affamés que les autres. La fête, la dernière fête de l’été est entrée dans le village. Elle ne bat pas encore son plein, mais elle ouvre ses bras insouciants, ce qui, pour beaucoup, constitue déjà une promesse de bonheur partagé.

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Cette publication a un commentaire

  1. Cubitus

    A voir et revoir « Jour de Fête » de Jacques Tati ou la magie des fêtes des villages d’antan.

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