Une terrasse, du soleil, un café et des copains. C’est ma meilleure recette pour débuter une matinée d’été à Créon. Ce voyage immobile, hors du quotidien, permet d’effectuer une pause régénératrice aussi importante que n’importe quelle excursion. Moins de cent mètres à pied pour plonger dans un bain irremplaçable, donnant son véritable sens à la vie. Je me sens tellement bien assis au milieu des autres, des touristes étrangers qui scrutent cette micro-société du Bar « Les sports » avec le regard étonné d’un entomologiste découvrant une espère en voie de disparition. Elle a ses rites, ses codes, ses valeurs et plus encore ses affinités. Un surnom, une apostrophe, un mot différent pour l’un ou pour l’autre, des éclats de voix à l’arrivée d’un habitué, une flèche d’humour et plus encore ces « brèves de terrasse » qui valent largement celles du comptoir. Une « cène » vivante et mouvante se constitue au fil de la matinée. Personne ne prétend que le café livré par Christine a un caractère sacré, mais n’empêche qu’il permet la véritable communion, celle du partage, de l’échange, du dialogue, de la rencontre. Il suffit d’avoir la volonté de se poser à une table pour que le breuvage fasse son effet. Le « petit noir » reste le meilleur catalyseur de la pensée. Il permet d’entrer dans une autre dimension, car il transforme les apparences du quotidien.
Je ne résiste jamais à la tentation de m’asseoir. Je savoure. Je déguste ce café que m’offre souvent avec une tendresse particulière Christine. Je ne veux pas l’avaler prestement, comme ces gens pressés soumis à la pression exigeante des emplois du temps. Il faut du temps pour aimer un expresso. Celui de l’été a une saveur exceptionnelle, car il devient un sablier allongeant les moments de bonheur. Le café du matin, sous les premiers rayons de ce soleil dispensateur d’une énergie renouvelable pour le moral reste un breuvage magique. « Le Sport » vient de modifier le cadre extérieur où vient se serrer la troupe des habitués, comme le feraient ces fourmis que les enfants observent, échangeant des messages secrets par le biais de leurs antennes. « C’est une terrasse communiste! » lance Jean-Claude, après avoir été passablement chambré en raison d’une tentative de stationnement de sa CX monumentale, dans une espace un peu contraint. Il est vrai que Tony, le patron du bar, a décidé de faire dans le rouge tonitruant pour le nouveau mobilier ! Un sujet éminemment important dans un contexte où toutes les interprétations peuvent être faites par des exégètes patentés de la politique locale. N’empêche que tout le monde ce sent bien, et reste parfois des heures à regarder, tout bonnement, vivre la Place de la Ville bastide, dans ces fauteuils n’ayant pas à rougir de leur couleur. Les tasses défilent sur les tables. Les tournées d’expresso s’enfilent les unes après les autres. Chacune d’entre elles apporte sa révélation.
Qui a dit que l’on ne pouvait lire l’avenir que dans le marc du café, alors que la mousse qui reste autour d’une tasse en porcelaine blanche permet toutes les interprétations possibles sur le tempérament de celle ou celui qui vient de la vider ? Un profiteur de la vie va engloutir le contenu en une fraction de seconde et laisser au sommet du récipient une collerette brune de mousse orpheline, alors que celui qui prend son temps abandonnera une succession de liserés concentriques, comme le témoignage de sa dégustation progressive. Il en va de même au fond, où reste parfois cette ultime lichette qui sera négligée dans la hâte, alors que le flâneur, l’épicurien du quotidien, ira chercher le moindre résidu comme preuve de son amour pour le petit noir qu’on lui a préparé. Lentement, le tour de table se garnit. Chacun y vient avec sa « nouvelle » du jour ou de la semaine, chacun vient y chercher une explication à une rumeur si prompte à enfler. Le café n’est qu’un prétexte pour sortir de la routine, pour s’éloigner des gaz soporifiques ou hallucinogènes, distillés par cette télévision aussi dangereuse que le monoxyde de carbone. Là, nous nous désintoxiquons, en cure collective de parole sur tout et n’importe quoi.
Sud-Ouest a été épluché par les premiers arrivants. Ils ont eu du mal à y trouver une autre information que celle, stéréotypée, d’une Gironde littorale réputée constituer un réservoir de lectrices et de lecteurs potentiels. « Rien de neuf ce matin! » commente le chargé de la revue de presse. La messe est dite. On ne tournera pas les pages. Ici, seule la proximité passionne, comme si l’expresso était une potion magique favorisant les retrouvailles. On sourit d’ailleurs aux tables voisines de voir ce groupe bruyant qui s’éclate en descendant des tasses de café, alors que l’heure avance vers celle de l’apéro. Les touristes sont facilement identifiables, car le soleil les attire. Leur vélo n’est jamais loin, et ils arborent des tenues parfaites. Insensibles aux charmes du blanc ou rosé frais, ils se lancent eux aussi dans une cure d’expresso, que Christine produit en série. D’autres, moins sportifs se laissent tenter par la fraîcheur d’une verre dans un bistrot authentique. Ils prennent alors leur temps, comme ces spectateurs qui ne veulent pas que se termine une pièce de théâtre. Eux-aussi sont décidés à vaincre le temps et à lui donner un autre but : plus question de lui courir après, de le laisser filer, mais de le perdre sciemment, car rien n’est en effet plus excitant que de perdre son temps et de le faire exprès. Si on ne fait que passer sur cette terrasse, on manque l’essentiel de l’été : la vie !
Tenez ce matin, Paulette s’énerve à quelques pas de là. Un fourgon occupe depuis l’aube son emplacement habituel sur le marché. Elle voue tous les chauffeurs de la terre aux gémonies. Il me faut aller la voir et trouver une solution. « Donne moi ton portable. Je te réveillerai si ça se reproduit… » lance-t-elle, légèrement calmée par la promesse que c’est accidentel. Les meilleurs légumes du monde sont sur son étal, pourvu que vous ayez la patience d’attendre. Elle passe, si les clientes tardent, comme tous les autres commerçants ou producteurs présents, par le comptoir du sport. Eux sont pressés et leur café n’est vraiment pas aussi agréable que le mien. Un délice, un trésor, une pépite à 1,20 euros. Il a les goûts vrais et irremplaçables de la liberté et de l’amitié au « pays ». Ici, peu importe qu’il soit robusta ou arabica, le « petit noir » de Christine ne risque pas d’être reconduit à la frontière, et encore moins d’être déchu de sa nationalité créonnaise.
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Merci
Excellent, cet instantané de la vie créonnaise…Ce petit noir du matin que tu apprécies tant et que tu décris si bien, on en boirait !
Ces chroniques là valent toutes les pages de littérature du monde….
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Bonjour ,
Une pause café sublime !
Merci
Toute la générosité de ce « petit noir » donne envie.
Quel vide pour ceux qui ne vivent pas ces moments magiques
La lecture de vos chroniques ne peuvent pas laisser insensible.
Merci
(pardon ; la lecture de vos chroniques ne « peut » pas laisser insensible… 🙂
Oups! Je crois bien me reconnaître dans le lot des attablés du matin. Mais, je ne suis pas le seul. A voir la fréquentation estivale à la terrasse du bistrot, comme sur les marchés de la piste sous les étoiles, je vais finir par croire que Créon devient très tendance, sans que les effets de mode n’y soient pour quelque chose. C’est naturel.