Hier soir à Cabara, où sous les gros pavés disjoints du quai, il y avait le sable fin de l’amitié. Rien de clinquant, de démesuré, de surfait. Des tables au cœur même du village, serrées les unes contre les autres, sous la lumière de réverbères ne cherchant pas à éclabousser de leur éclat. Les fenêtres des maisons étaient grandes ouvertes, comme si chacun souhaitait démontrer sa volonté de ne rien dissimuler de son plaisir d’accueillir les convives. Les groupes familiaux, amicaux, institutionnels se côtoyaient dans une rassurante proximité. La grande salle du « Café de la Marine » avec un billard pour débutants maladroits et Gisèle, patronne connue et reconnue, surplombaient cette colonie décidée à donner du temps au temps.
La diversité des générations se retrouvait dans les couverts que chacun des convives devait amener pour pouvoir, avec ces tickets de bar-tabac-papeterie ancestraux, accéder à un repas bon enfant préparé dans la cour intérieure d’une ancienne ferme. Aucun affolement, aucune remarque désobligeante, aucune impatience, mais une volonté de donner du temps au temps et de partager, encore partager, toujours partager, avec celles et ceux qui avaient eu la volonté de ne pas courir après une performance gustative, un verre gravé à la main.
Bénévolat à tous les étages, et joie de se retrouver, parfois après des années de cheminements différents. La fête se voulait à dimension humaine dans un étrange mélange de taille réduite des cultures. Les Britanniques, les Hollandais, venus s’installer dans la fraîcheur et les odeurs subtiles de ces superbes maisons de pierre, dédaignées par des héritiers blasés ou ruinés, voisinaient avec les « Cabosses » (c’est ainsi que l’on surnomme les habitants du lieu) de souche durable. Les secrets, les commentaires, les plaisanteries s’échangeaient le long des tables, et la musique un peu trop assourdissante déversait ces airs qui traversent les époques. Les enfants se trémoussaient en rythme devant la scène, sous l’œil attendri de parents incapables de penser autrement qu’ils avaient enfanté un génie de la danse. Les mamies clouées sur leur chaise regardaient avec émotion des valseurs se prenant pour Jacques Chazot, des rockeurs déchaînés, des « madisonneuses » ressuscitées des années 60, des « trémousseurs » antillais suants, des amoureux émoustillés par la chaleur d’une nuit prometteuse… Le maire, allant de table en table, consommait avec entrain son propre rosé de plus en plus chaud, au fur et à mesure que le voile de la nuit tombait, essuyant au passage un feu nourri de questions sur le Plan local d’urbanisme, sur la réfection des routes ou sur le coût du feu d’artifice… la vraie fête, celle qui gomme les individualités mais qui n’attire plus, dans ce monde des apparences trompeuses. Elle s’effrite, elle végète, elle disparaît lentement mais sûrement, avec les valeurs qui l’accompagnent : proximité, solidarité, humanité. Heureux celui qui comme Ulysse « a fait un beau voyage » sur les grandioses quais de la Garonne (…) et qui se pose les vraies questions
« Quand reverrai-je, hélas, de mon petit village
Fumer la cheminée, et en quelle saison
Reverrai-je le clos de ma pauvre maison,
Qui m’est une province, et beaucoup davantage ?
Plus me plaît le séjour qu’ont bâti mes aïeux,
Que des palais Romains le front audacieux,
Plus que le marbre dur me plaît l’ardoise fine (…)
on était loin, très loin, à des années lumière de la Fête du vin sur d’autres quais, ceux beaucoup plus ostentatoires et surfaits de Bordeaux. Mais ainsi va la vie actuelle… celle des apparences, de l’économie triomphante. Dès le lendemain, on annonçait un triomphe : plus de 15 millions d’euros de retombées profitables. A Cabara, la qualité du vivre ensemble ne sera jamais quantifiée, mais c’est encore l’un des trésors de cette société de proximité, de solidarité et d’amitié qui fout le camp à la vitesse grand V !
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