Le regard des poissons de mai


Avez-vous remarqué la tristesse d’une œil de poisson installé dans un ordre impeccable sur un étal ? Regardez bien la manière dont il vous fixe depuis sa tombe et semble vous implorer sur le triste sort qui lui est fait. Il contient, quelques heures seulement après sa sortie de son élément nourricier, toute la misère du monde. Celle que l’on peut percevoir dans le regard humain lorsqu’il y a une véritable incompréhension sur le sort qu’on lui destine. La mort n’arrivera que plus tard, quand tout espoir sera perdu. Elle est déjà là !
Les étals des poissonniers, sur un port comme celui de Capbreton, un dimanche matin gris, restent de superbes lieux de rencontres. Chaque femme de pêcheur met tout son cœur dans l’agencement de ces petites quantité d’espèces qui voisinent dans une sorte de défilé de mode coloré, aux teintes des arrivages. La promenade ressemble à une longue leçon de choses, autorisant un voyage 20 000 lieues sous les mers, dans un monde inconnu dont on ignore les réalités. Les noms évoquent des espèces totalement mystérieuses, puisque les cartes des restaurants ne retiennent que les plus nobles d’entre eux.
Les dorades royales ou marbrées, les bars, les grondins, les lottes, les rougets, les limandes, les soles, les turbots, se glorifient, pour leur malheur d’ailleurs, d’être de la caste supérieure. Leurs petits yeux ronds, dérisoires ou surdimensionnés, sont figés dans la surprise d’avoir été enlevés à cet océan où forcément, comme sur la terre, le poisson est un « loup de mer » pour le poisson. Ces espèces nobles se retrouvent pourtant dans la fosse commune, en compagnie de merluchons, de vives, de rascasses, de congres, de maquereaux ou d’aloses de l’Adour. Le mélange des genres, dans ce cimetière des libertés définitivement perdues, attise la curiosité des passants qui défilent devant les compositions réalisées par les vendeuses. Ces badauds acheteurs tentent de déceler, comme le feraient des médecins légistes, la date à laquelle la victime a perdu la vie. Ils n’ont pourtant aucune crainte sur la fraîcheur de ces innocentes victimes de la société de consommation.
D’un regard, les clientes scrutent le seul œil visible de leur proie. Il faut que les cercles concentriques qui le composent aient un éclat particulier. Les yeux dans les yeux, mais dans un seul sens, on jauge ce qui n’est devenu qu’une marchandise avant de se l’approprier. L’absence des paupières confère une allure encore plus angoissante à ces surfaces plates sombres ou à ces billes blanches immobiles. Elles apparaissent comme démesurées sur des poissons dont la tête profilée est proportionnelle au reste du corps. Par contre, des pupilles démesurées renforcent le caractère monstrueux de certaines faces d’habitants du fond des océans.
Dans des paniers d’osier, les crabes ne menacent plus personne. Ils dorment, repliés sur leurs pinces, prostrés, atones, comme si le malheur de ne plus parcourir librement les rochers immergés les plongeait dans une sorte de coma. Ils se meuvent lentement. Il tentent de retrouver des sensations perdues et tentent de résister à l’engourdissement inexorable de la mort. Leurs yeux dérisoires, en voyant revenir, plus tard, de l’eau, ne sauront jamais que les bouillonnements qui l’agitent n’ont rien à voir avec les bienfaits de la marée.
Certains poissons ont déjà perdu la tête sur un billot, comme si leur tête n’avait aucune valeur. D’autres, tronçonnés, dépecés ou éviscérés, gisent sur une plaque froide d’acier, perdant ainsi de leur superbe. Les saumonettes, au nom pourtant guilleret, ont été totalement écorchées vives, et dépouillées de leur peau, laissant ainsi leur chair allécher le gourmet. Contrairement à toutes les autres nourritures, celle qui est issue de la mer conserve le corps entier de celui qui a été saisi par l’homme. Brillantes, éclatantes, roses, grises, mordorées ou verdâtres, les écailles ou les peaux constituent les atours de ces hôtes échappant toute leur vie au regard des pêcheurs qui les tirent vers cet air qu’ils haïssent. Avec Serge, mon ami de plus de 45 ans, nous jouons aux pêcheurs ayant été empêchés de pêcher, mais ayant gardé la pêche pour ravitailler la table de midi. Le laurier, le thym, la bouteille d’ Entre Deux Mers, le citron nous attendent, à charge à nous, en cette matinée, de trouver l’idée qui effacera notre déception de ne pas avoir pu aller taquiner le maquereau en mer. Nous nous arrêtons devant une splendide daurade royale au front bombé couvert d’or, ce qui justifie son « titre ». Elle trône su sommet d’un puzzle de poissons aux formes et aux couleurs mélangées. Elle en impose, bien qu’à côté d’elle une bonite rebondie cherche à lui voler la vedette. La prise convient à notre tableau de pêcheurs impénitents, même si elle aura peut-être du mal à entrer dans le seul plat disponible pour le four, mais au moins nous aurons le pincement au cœur qui succède à l’exploit d’avoir « capturé » une aussi splendide « bête ». La vendeuse est ravie d’avoir trouvé deux « connaisseurs », car avec un poids de près de 2 Kg, le trophée était plutôt difficile à placer. Nous quittons le port à regret, car nous aimons tous les deux cette ambiance particulière des lieux qui sentent la marée. Les yeux des poissons, fixes et glauques, sont oubliés : nous allons couper la tête de sa majesté, lui ôter ses écailles, et lui donner le privilège du menu du plaisir !

Ce champ est nécessaire.

En savoir plus sur Roue Libre - Le blog de Jean-Marie Darmian

Subscribe to get the latest posts sent to your email.

Cette publication a un commentaire

  1. batistin

    HUMAIN

    Au large de la côte Basque, 11 miles, soit environ une vingtaine de kilomètres terrestres, nous séparaient du port de Saint Jean de Luz. Loin de nous pourtant l’idée de rentrer ni à la nage, ni à pied, quand les batteries du « Kaskarot » ont rendu l’âme.
    Un jour prochain, un commandant de bord me hurlant « Qui est le seul maître à bord ? » je ne puis que lui répondre « le bateau, Monsieur, le Bateau ». Il est vrai que nous n’avions pas navigué sur les même navires ! Le Kaskarot !
    Huit mètres de planches plus épaisses de peinture que de bois, trois ou quatre caisses à palangres, soit un kilomètre de ligne et 1500 hameçons, le patron de pêche et moi, une soute à glace pour conserver le poisson, et 100 chevaux fatigués suant
    gasoil et liquide hydraulique qui nous poussent ou nous tirent à 8
    noeuds en pleine course.
    Quand l’océan est plat et qu’il n’y a pas une vague à escalader. Huit mètres, au beau milieu de l’eau, ça tourne vite à la promenade de forçat.
    Les batteries gonflées et prêtes à exploser, puant l’acide à cacher l’iode, ont été arrachées et jetées au plus loin , sur le pont arrière. Un grand moment, longs instants où notre mère nous manque, et où nous nous demandions, deux beaux matelots minuscules, si nous n’aurions pas mieux fait de les foutre à l’eau.
    Calme choc, pas de vent, plus de radio, plus de moteur.
    La ligne est à l’eau, elle pêche, loin en bas, dans le monde d’en dessous, par 150 ou 200 mètres de fond les merlus sauvages.
    Là c’est la guerre, la grande lutte pour la vie, où les plus forts, les plus gourmands finissent à l’hameçon. Comme quoi il y a une justice pour les faibles, quelquefois, faibles affamés sauvés de l’indigestion.
    N’ayant pour notre part rien de mieux à faire, nous décidons de casser la croûte.
    Bal des fous de Bassan avides de peau de saucisson.

    Sous un soleil de plomb, petit à petit, entre le doux bruit rassurant de l’eau salée qui clapote sur la coque étanche, et le gosier de mon ami heureux de boire un demi litre de l’eau douce embarquée, j’entends comme la proue d’un voilier fendant les flots ! Joie passagère quand le patron me fit remarquer l’absence totale de vent.
    Un banc de dauphins , au loin, cinquante individus au moins, s’approchaient, faisant route droit sur nous.
    Oubliant ma peur, je ne sais pourquoi je me suis senti moins seul
    quand deux mammifères, éclaireurs magnifiques, ont surgit , là tout près, à bâbord.
    Ralentissant leur course, leurs yeux scrutateurs, brillants d’intelligence froide, inquiets de leur mission , se sont pourtant adoucis, comme pour prendre de nos nouvelles.
    Dans l’immédiateté où vit le monde animal, relativement nous étions en vie et aucun danger ne nous menaçait, aucune odeur de sang, ni cris, ni gestes furieux.
    Ils ont pourtant décidé de détourner légèrement tout le banc de leur congénères.
    Le patron et moi nous sommes retrouvés comme deux idiots, un peu jaloux de n’avoir à opposer à tant de beauté et de joie simple de vivre que notre humanité.
    Les dauphins sont heureux en famille et le montrent dans de grand sauts, presque des rires,
    Bien sur, la sécurité sociale des marins nous attend à quai, bien sur nous gardons longtemps nos vieux mourants, nos blessés graves, nos impotents, et c’est là notre fierté d’humain que de protéger nos faibles, mais, moi , aujourd’hui, j’aurai bien échangé des nageoires contre ma cotisation retraite !
    Bon, les batteries ont refroidi, un coup pour lancer le diesel.
    Le vire ligne hydraulique qui remonte à bord les merlus conquérants mais morts, les tripes de poisson aux oiseaux, le reste aux crabes et aux puces de mer, l’humanité bruyante, maligne, dominatrice, reprend vite ses droits divins.

    Nous faisons route vers la Terre, les cales pleines, finalement la
    pêche est bonne, l’homme est libre, libre de vaincre son inadaptation chronique au monde , à la nature…
    Pas de nageoires, pas de crocs, pas de poils en fourrure… que de l’intelligence ! Intelligence fragile pourtant si nous oublions de sauver, comme jamais ne manquera de le faire mon patron de pêche, le petit oiseau de terre échoué dans un bruit sourd sur le pont du Kaskarot. Le vent d’Est violent qui s’est levé depuis une heure, depuis la côte, l’a poussé bien trop loin, et nous le ramèneront, petit frère de la Terre, frère de la côte.
    La sécurité sociale est humaine, les lois naturelles sont terribles
    pour le merlu, entre les deux il est difficile de trouver son chemin
    d’Homme, mais je vous assure, amis, que le petit oiseau nous a dit merci .
    Ce jour là, au port, c’est idiot, j’ai dit bonjour à tous, même à mon pire ennemi.
    Batistin
    Prière des marins : Ama muskukoa othoï béguira gure marinelak
    Mère de Socoa s’il te plait protège nos marins

Laisser un commentaire