C’est une certitude, les mots ont une naissance plus ou moins difficile et ont une agonie parfois très longue. Il peut s’écouler des siècles pour qu’ils atteignent l’âge adulte, mais il suffit d’une décennie pour qu’ils soient inscrits sur le monument aux morts de la langue française qu’est le Larousse. En fait, ils s’enfoncent dans l’oubli sans que personne s’aperçoive qu’ils ont disparu, alors qu’ils ont eu leur moment de célébrité. Leur mort a pourtant une signification révélatrice des mutations sociales actuelles. Prenons quelques exemples concrets qui peuvent illustrer ces évolutions inquiétantes ou rassurantes.
Qui, dans les années 50, n’a pas utilisé en classe le mot « bénéfice ». Quand on avait retiré du « prix de vente » le « prix de revient » constitué par le « prix d’achat plus les frais », on apprenait à calculer un bénéfice, dont personne n’avait à rougir. Les formules étaient ressassées de telle manière qu’au concours des bourses ou au Certificat d’Etudes, les candidats puissent déjouer les pièges d’un problème concocté par un instituteur pervers. Le « bénéfice » a disparu du langage quotidien, en raison de sa modestie qui ne correspond plus aux réalités économiques. Utiliser cette référence, c’est devenu mesquin et dépassé. Désormais, il faut utiliser le mot « profit », beaucoup mieux adapté à l’appétit de ceux qui l’emploient… On ne voit pas un banquier tenter de convaincre ses actionnaires en leur expliquant qu’il compte seulement réaliser des bénéfices. D’ailleurs souvent, les résultats sont tellement astronomiques, qu’aucun élève ne saurait manier les chiffres, et effectuer les opérations qui vont avec. Ce gigantisme modifie les références, pour confiner le bénéfice aux comptes d’épicier n’ayant plus rien à vendre.
Durant des décennies, on a admiré le « militant » et le « militantisme ». Son désintéressement pour la défense de ce qu’il croyait être juste n’était pas feint. Il donnait autre chose qu’une cotisation, car il lui fallait être là, en toutes circonstances, pour mettre ses actes en accord avec son idéal. Le « militant » ne manquait jamais une réunion, une distribution de tracts, une manifestation, afin de se sentir en harmonie avec la solidarité prônée par l’organisme auquel il avait « adhéré ». C’est ce qui a permis de déboulonner lentement le « militant », pour passer à un degré moins exigeant sur le plan moral. Le seul fait d’apporter sa contribution financière suffit au bonheur de la structure à laquelle on a témoigné son intérêt. Dans seulement quelques mois, on va assister à une nouvelle métamorphose, puisque le militant devenu adhérent va devoir se reconnaître sous le vocable de « sympathisant ». Cette transformation est beaucoup plus significative qu’il n’y parait, car elle relègue au second plan les idées, pour faire place seulement à la sympathie que l’on porte à une personne. Dans une décennie, un parti politique abandonnera cette dénomination pour faire référence aux « fans » ! Il n’aura plus aucun militant, encore moins d’adhérent, et il noiera ses sympathisants dans une masse de fans !
Comme les « services publics » moribonds auront disparu, pour être provisoirement remplacés par les « services au public », on aura enfoui dans les mémoire « l’usager », vous savez, cette personne respectueuse des contraintes collectives. L’usager des transports en commun qui revendiquait la qualité égalitaire d’accès n’aura pas résisté à la privatisation, car il aura sombré sous les effets de la concurrence. Il préfère qu’on le qualifie de « client »… car il croit être en droit d’exiger, au nom du fameux : je paye donc je veux ! Et il a le sentiment, comme c’était fort bien décrit dans le Libération de mardi, que frauder est un acte révolutionnaire, puisqu’il « vole » le grand capital. Ce passage d’ « usager » à « client » scelle définitivement le passage à l’économie de marché, et donc marque un véritable basculement dans le libéralisme. On sait déjà que le premier terme ne reviendra plus dans le langage quotidien…
Qui parle encore de « congés »? Cette référence poussiéreuse, datée, administrative, ne s’utilise plus guère. Il y a longtemps qu’on ne donne plus congé, et qu’on ne part plus en congés. En revanche, il est indéniable que les « vacances » ont pris le dessus sur les acquis sociaux de 1936. La longueur est différente, puisque les congés se prenaient dans la continuité, alors que les vacances se répartissent sur toute une année. Impossible de ne pas mesurer la différence sociale entre ce qui était fondamental, et ce qui est devenu superficiel. Malheureusement, dans les faits, 30 % des enfants ont toujours des « congés scolaires » de l’ancien temps, mais n’ont plus de vacances, faute de moyens financiers pour les prendre. C’est ainsi que désormais, il faudra trouver une alternative. Les RTT sont apparus, mais depuis 1981, le « temps libre » n’a pas réussi à s’installer en haut de l’affiche.
Ainsi va la vie et la mort des mots. Ils se croisent, se télescopent, se détruisent, se flêchent, mais ils ne ressuscitent jamais. Ils entrent dans l’histoire d’une période, sans que personne ne porte attention à leur utilisation parfois parfaitement ciblée, ou purement fortuite. Leur choix est capital tellement ils ont du poids, dans un monde où l’on écoute plus que l’on ne lit, et où on voit plus que l’on n’entend… Le seul problème réel, c’est que plus personne ne mesure véritablement leur importance, tellement ils recouvrent des réalités différentes pour ceux qui les lancent et pour ceux qui les reçoivent.
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