Ce matin, Créon était désert. Même pas un aboiement de chien ou un bruit lointain de vélomoteur. Il est 4 heures, les arcades autour de la place de la Prévôté ressemblent à des corridors voués à une bise des saints de glace. Les lumières dorées des lanternes éclairent le vide. Il n’est pas encore cinq heures, et Créon ne s’éveille pas. Il faut aller voir si Paris, là, en haut, sera plus actif au bout du long chemin rectiligne du TGV. L’air humide et frais hâte pourtant l’entrée dans la journée. Impossible de ne pas regretter le cocon de la maison, dont on referme les volets sur celle que l’on a laissée. Il faut filer à Libourne pour, à 5 h 06, s’installer dans une place de ce TGV réputé pour manger les distances et donner encore plus de temps au temps de travail.
Aller garer la voiture sur un espace gratuit, puisque la ville a décidé de rentabiliser les zones proches de la gare en les rendant payantes, mais en se plaignant du fait que la halte TGV risque d’être supprimée, faute de partants en nombre suffisant. Le wagon respire d’ailleurs le calme, faute de lève-tôt. Il faudra attendre Poitiers, dans un silence propice à une reprise de la nuit, pour qu’il fasse le plein. Le sommeil triomphe de toutes les volontés d’ouvrir un agenda ou de se pencher sur des notes techniques… La bonne volonté ne suffit pas pour lutter avec cet ami qui veut du bien à celles et ceux qui se laissent aller dans ses bras.
Sur l’écran noir des vitres, le paysage défile comme un théâtre ambulant d’ombres chinoises, les lumières pâlichonnes des villages traversés accentuent le caractère confus de ce monde qui attend son heure.
La France qui compte monte vers ce Paris pour une grand messe, et plus on approche du terminus, plus les langues se délient pour parler affaires, dépouiller des textes avec un sérieux de bon élève, se pencher sur son téléphone mobile pour capter un message venu de cette société immobile qui attend le lever du Roi soleil.
Montparnasse a ses airs de fourmilière. Les cheminements sont les mêmes. Les visages se ferment. Le pas se veut efficace. Il faut foncer vers les soucis ou les retrouvailles dans une irrésistible concurrence entre gens forcément sérieux puisque pressés. Les chemins se croisent, se recroisent, se décroisent mais finissent dans des goulets d’étranglement conduisant vers les entrailles d’une terre, obnubilée par la vitesse. Le métro qui ne veut pas être accusé de ne pas en faire une rame, absorbe les cohortes de ces endormis fuyant l’air libre pour entrer dans l’artificialité de la vie. Les portes claquent. Le signal lugubre annonce l’embarquement pour sous terre.
Un regard inquiet regarde furtivement le plan pour vérifier qu’il n’a pas perdu le bons sens. D’autres baissent la tête, encore ensuqués dans des nuits câlines. Pas un mot. Ici on chuchote, on se parle des yeux et on se cramponne à ce que les autres vous laissent comme espace. Aucune nouvelle puisée dans ces journaux de pacotille qui transforment l’information en succédané pour consommateurs peu curieux, puisque n’y figurent que les femmes et des hommes qui ne se lèvent jamais à l’aube, et qui, surtout, ne vivent jamais les stations du chemin de croix du quotidien. Ici, on s’ignore. On se côtoie sans se voir, pour se concentrer sur les sanglots longs de ce métro martyrisé par les courbures des rails. Ailleurs. On est ailleurs. On se croit ailleurs, mais on conserve un zeste d’angoisse quand à la destination finale… La porte s’ouvre dans un claquement sec. Elle libère les sprinteuses et les sprinteurs de la machine à pointer. Le parcours n’a plus aucun secret pour eux, car ce sont des initiés de la fourmilière, arpentant inlassablement les sentiers de l’humilité. Escaliers, couloirs, escaliers, couloirs…et l’air frais qui n’a ni la même odeur, ni la même texture que celui du départ. Il est gris, épais, agressif, et le chant du merle matinal appartient au rêve. Paris est éveillé et ne tolère pas les flâneurs. Personne ne lève la tête, comme frappé d’une malédiction, celle du boulot conduisant à la fuite finale. Les écouteurs sur les oreilles rendent les êtres n’ayant pas quitté leur bain musical encore plus hermétiques. Leur monde du silence repose sur le bruit qui parfois se perçoit dans un croisement. Il faut, avant de lancer la réunion à laquelle on se doit de participer, pousser la porte du bistrot. L’un de ceux où se mêlent les odeurs de graillon et celle des cafés. Le comptoir est désert, et les tables tout juste lavées, attendent les clients. La patronne lance un bonjour mécanique, comme elle frappe son filtre sur le bois d’une caisse, elle le sert avec tout autant d’automatisme, et elle annonce d’une voix lasse : 1 euro vingt ! Le fameux petit noir à des goûts abstraits, mais sa chaleur réconforte tout de même. Paris s’est éveillé. Les tables se garnissent, le filtre reçoit toujours autant de coups, la vapeur fait fumer le percolateur, les tasses s’entrechoquent… dans l’improbable eau de l’évier. Je suis bien arrivé. Je me sens toujours aussi gauche que l’albatros sur le pont du navire. J’ai l’impression que tout le monde remarque mon mal être, ma maladresse, mon manque d’aisance dans cette cité de l’anonymat dérangeant. Le silence des gens contraste avec le bruit lancinant des rues, transformées en pistes d’autodromes. Ils aspirent au silence, mais semblent le craindre. Ils adorent la vie, mais semblent la redouter. Il leur tarde que Paris s’endorme pour faire des songes verts ou pour s’imaginer des lendemains bleus. Seuls les gamins, sac sur le dos, déambulent sur les trottoirs en parlant d’avenir. Pour eux, la seule lucarne sur cet ailleurs passe par une étrange lucarne qui les persuade que leurs rues sont plus belles que celles des autres villes du monde. Ici, de rares pavés leur servent de plage, et le bitume, de terre pour grandir. Je me sens seul au milieu de tous. Il me faudrait un autre café…
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Jean-Marie,
Pour avoir vécu des centaines de fois ce que tu décris, de Libourne à Paris et retour dans le cadre du travail, je trouve ton récit d’une admirable justesse, dans laquelle je me suis pleinement retrouvé. Mais pour avoir vécu à Parie dans le 17ème, je pourrais, si j’avais ton talent, décrire cette vie de quartier qui ressemble tant à la notre
En effet, dans ce 17ème, nous habitions la rue Poncelet, qui chaque jour du mardi au dimanche est un marché aussi grand que celui de Créon. Et dans cette rue aussi, boulanger, poissonier, boucher, charcutier, bistrot, superette, autant de lieux où l’on finissait par connaitre du monde. Mais Paris, on y est enfermé car en sortir et y revenir les WE, c’est vraiemnt cela la GALERE