Le Danube glisse. Il ne se presse pas pour partager Buda et Pest, leur rappelant que leur union n’a rien de naturel. Il est triste comme un horizon nordique un soir d’hiver. Il a oublié depuis sa source le bleu de son âme, laissant seulement aux imaginations poétiques le soin de convertir cette grisaille mouvante en rêve idéal.
D’immenses barges poussives le transforment en artère routière puisque les automobiles de la civilisation sont sur son dos, étincelantes dans le soleil levant. Ce fleuve orgueilleux, dont les débordements terrorisent les habitants de sa rive droite, tient la vedette dans Budapest. Il a porté les influences diverses ayant contribué à la construction de cette Hongrie qui ne fut longtemps qu’un territoire vassalisé de la puissante Autriche.
Les rondeurs orientales des toits s’étirent vers le ciel, pointant leurs flèches acérées comme un défi à d’improbables conquêtes. Ils illustrent la naissance de ce pays conquis par les Magyars venus s’installer sur les riches plaines, proches d’un fleuve nourricier, après avoir été chassés des leurs par d’autres envahisseurs venus de l’orient. Cette conquête est assumée. Sur la place des Martyrs, de monumentales statues de bronze mêlent religion et lutte armée. Les guerriers aux moustaches et aux barbes altières ont, avec des fortunes diverses, donné l’existence même de la Hongrie convoitée par les conquérants avides de territoires supplémentaires.
L’état d’esprit un brin orgueilleux de cette nation, dépecée selon les traités de paix, s’affiche sur la ville à partir de laquelle le Danube prend ses aises. Les liaisons ambigües avec le voisin autrichien confirment que la ville a conjugué indépendance arrogante et soumission à des principes sociaux qui correspondaient à sa volonté de s’insérer dans l’Occident. Les fastes et les ors d’un empire austro-hongrois arrogant ont fortement contribué à ce basculement. Ils s’étalent dans les cathédrales ou des églises luxuriantes, chargées, accumulant les richesses plus ou moins factices, du stuc doré ou du marbre sonnant creux pour impressionner les mécréants éventuels.
Partout, on marche dans les pas altiers d’une Sissi qui ne pouvait pas imaginer que c’est au cinéma qu’elle devrait d’entrer dans la légende plus que dans l’Histoire. Couronnement par ci. Chasse par là. Amours supposées coupables ailleurs. Budapest cherche dans l’exceptionnel les réminiscences de son royal passé. Cette étoile n’a pas disparu de la ville ou de ses environs alors que celle plus rouge et plus brutale du communisme a été éteinte et détruite.
La synagogue monumentale n’est pas en reste. Elle se montre pour illustrer la puissance d’une population pourtant martyrisée durant les années de plomb. Elle affirme sans complexe que les juifs ont joué un rôle prépondérant dans l’unité de cette ville. Ils ont plus qu’ailleurs payé ce rôle. Des chaussures en bronze, abandonnées sur les quais du Danube, dans leur émouvante simplicité, rappellent que les nazis ont fait disparaître dans les eaux troubles des milliers de femmes, d’hommes, d’enfants qu’ils n’avaient plus le temps ni les moyens de conduire vers les lieux institutionnalisés d’extermination. Cette rangée de souliers de toutes tailles vaut tous les monuments aux morts du monde, car elle permet d’imaginer la cruauté des destins et de croire que leurs propriétaires vont revenir après une baignade dans le rêve bleu du fleuve. Les savates ou les escarpins attendront encore longtemps de reprendre vie… mais la Hongrie espère ainsi que son peuple n’oubliera pas le rôle qu’il a pu jouer dans ces faits.
Budapest, l’orgueilleuse, celle des sabreurs, des violonistes étincelants, des pleurs dorés des vignes de Tokaï, des chevaux rebelles maîtrisés par des hommes qui n’étaient pas nécessairement leurs meilleurs amis, des coupoles ciselées et couvertes de faïences éclatantes se prélassent entre les hauteurs royales de Buda et la plénitude de Pest. Elle domine d’un côté et s’incline de l’autre le long de ce Danube que parcourent des bateaux à touristes permettant de mesurer au ras de l’eau le face à face historique entre un Parlement majestueusement étiré sur Pest et un château regroupé sur une colline abrupte de Buda. La Hongrie semble hésiter entre deux visions du monde, comme ces villes où l’on hésite sans cesse entre passé et présent, entre gloire et réalité, entre occident et orient, entre fierté et modestie. Budapest ville de lumière douce et tamisée ne croit plus dans son fleuve depuis qu’elle ne sait plus si elle doit encore l’admirer ou le craindre. Elle a des bleus à l’âme.
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