Fri, 21 Jul 2006 00:17:00 +0000
J'ai toujours beaucoup aimé et j'aime encore lire le splendide sonnet que José Maria de Heredia a consacré aux Conquérants. Au-delà du formalisme parfait de sa composition, il illustre mon envie inassouvie de partir parfois vers des horizons inconnus. Il parle à mon espoir caché de découvrir, en permanence des espaces inhabituels, des paysages et des visages inédits, des vies étonnantes, avec lesquels je pourrais me reconstruire un monde différent. J'ai toujours adoré rencontrer la différence, prendre mon temps pour l'observer, pour la comprendre, pour l'apprécier et plus encore pour la jauger.
Je n'ai pourtant jamais eu le privilège de partir de » Palos ou de Moguer » pour des courses lointaines. Je n'ai jamais éprouvé le sentiment de ces » routiers et capitaines » s'embarquant, » fatigués de porter leur misère hautaine » pour aller conquérir » le fabuleux métal « . Je n'ai pas eu le plaisir du frisson, parcourant l'échine des aventuriers laissant derrière eux leur terre natale. Mais j'ai un vide en moi, comme un besoin permanent de ne pas me contenter des sentiers battus et rebattus. Il me faut donc une dose de voyage car » chaque soir, espérant des lendemains épiques » je les cherche dans la morosité du quotidien?
Rassurez-vous, amis lectrices ou lecteurs irréprochables, je n'ai jamais eu recours à des produits illicites et je n'ai donc pas eu ce plaisir exceptionnel de voir » monter en un ciel ignoré, du fond de l'Océan, des étoiles nouvelles « . Je me contente donc de chercher ailleurs ces sensations enivrantes.
Je suis certain que votre surprise sera grande quand je vous indiquerai que je me suis trouvé mon voyage au long cours?dans le tram bordelais. J'y monte en effet au quai de Galin, chaque fois que je dois me rendre vers un horizon bordelais connu, avec une profonde jubilation. Certes, désormais, le contexte ne m'étonne plus, je commence à connaître les rivages du sillon tracé sur l'avenue Thiers, mais n'empêche que je déniche sans cesse une image furtive inconnue. L'étrave du tram fend la ville, rejetant sur les cotés les obstacles éventuels. Il avance, à la vitesse d'une caravelle, ouvrant la route sans que l'on ait la certitude? d'atteindre le but. Un » pot au noir » peut vous encalaminer sur les rives de la Garonne, ou vous laisser désespéré au creux de l'océan urbain. L'aventure plane sur le voyage. Elle réside également dans la légère anxiété que l'on éprouve en allant attendre le passage de la rame du retour.
LE PLUS SUPERBE DES PERIPLES DEBUTE
Lorsque je me retrouve enfermé dans la cale, en compagnie des autres voyageurs, le plus superbe des périples débute. Je me prends à observer minutieusement chacune de mes voisines, chacun de mes voisins pour tenter de deviner ce qu'ils dissimulent sous des visages tristes ou enjoués. Rien n'est plus révélateur de la société que leurs regards, dans lesquels je devine la peur d'un moment difficile, la crainte d'un rendez-vous improbable, l'angoisse de la solitude au milieu des autres, le bonheur du partage, la volonté de réussir, l'éclat de l'insouciance.
Certains sont là, perdus dans le lointain de leurs pensées, scrutant les murs et façades gris du coté droit d'une avenue à laquelle on n'aurait jamais dû donner le nom de ce » Adolf » Thiers, fossoyeur de la Commune de Paris. D'autres recherchent la communication, par une réponse muette à mes interrogations. Toutes les nationalités, toutes les ethnies, toutes les couleurs de peau et tous les signes religieux ostensibles se mêlent, se côtoient, cohabitent, avec le même regard absent, dans cet espace réduit. Miracle de l'embarquement pour le même voyage, tout le monde s'ignore mais se respecte. Arche d'une France de la diversité, la rame porte le Monde.
Je l'avoue humblement : j'essaie de capter des bribes de conversations, des mots isolés me permettant de renforcer mes certitudes sur cette vie réelle dont j'ai besoin pour comprendre le présent. Futiles échanges de Lolita de banlieues, considérations sur le travail, entre copines habituées de la traversée, propos provocateurs de jeunes en mal de reconnaissance, considérations télévisuelles de retraitées préoccupées par les programmes de TF1 du soir, dialogues discrets d'amoureux transis, conversations dans des langues mystérieuses, silences pesants? Je suis sous le charme de ces papotages savoureux, lâchés dans la foule. Je me gave d'inédit. Je glane des bons mots, des prises de position cocasses, des querelles sourdes, des jugements péremptoires. Je baigne dans le Peuple, où je suis aussi heureux que dans l'eau chaude d'un atoll. Parfois, je songe à ce pauvre Balladur descendu dans le Métro, et qui ne savait pas comment composter son ticket? On devrait obliger toutes celles et tous ceux qui ont une responsabilité à faire, anonymement, durant une journée, l'aller retour sur une ligne A du tram.
CES PAUMES DU PETIT MATIN
Ils verraient alors ces paumés du petit matin, ces allumés de la fin de matinée, ces tricheurs impénitents, ces inquiets de la nuit, ces fatigués du boulot et ces fatigués de ne rien faire, ces ados transportant leurs packs encombrants de bière, ces gens modestes comptant et recomptant leur note d'Auchan, en trimballant leurs courses du jour avec boites de conserves les moins chères, raviolis, produits de première nécessité, ces collégiens en rupture de cours ? A chaque jour ses peines. A chaque heure sa clientèle. A chaque instant sa vérité. Le périple me comble.
Je ne reviens jamais sans une image, sans un mot, sans un sentiment sur l'air du jour. Je scrute qui descend, qui monte, qui laisse sa place (contrairement aux bêtises répandues, ce ne sont pas les jeunes les impolis ou les discourtois), qui oublie de payer. L'exercice se révèle plus instructif que tous les reportages des magazines, tous les sondages, tous les rapports sociologiques.
J'ai des regrets en touchant la terre ferme à Mériadeck, ou en revenant à Galin. Je descends dans le monde réel. Je redeviens prisonnier de mon quotidien. J'abandonne mon esprit de conquérant?
Mais je déblogue?
Chronique publiée le 19 octobre 2006
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