Le sommeil paradoxal des chats d'Uzeste

Pour juger véritablement de la qualité de vie dans un village, quel qu’il soit, il faut simplement se promener un jour ensoleillé et regarder ce que font les chats. Bizarre direz vous, et pourtant. En arrivant à Uzeste, le creuset de la culture contestataire portée par les notes et la musique de Lubat, il est difficile de croire que les traces du happening permanent qui subsiste sur certains volets ou certaines façades traduisent la mentalité générale de cette bourgade, installée autour d’une abbatiale démesurée. Et les chats donnent raison au promeneur. Ce sont eux les seuls occupants de l’espace public.
L’un d’entre eux se pelotonne sur le trottoir fraîchement aménagé devant la boulangerie. Il prend le soleil en toute quiétude en sachant qu’ici, on le respectera, et qu’aucun véhicule réputé tout terrain ne viendra empiéter sur sa plage improvisée. Cette sérénité du chat qui dort tranche avec les slogans placardés, et qui incitent à la révolte, à la résistance, confectionnant un étrange paradoxe. Uzeste alterne l’endormissement de ces bourgades qui ont eu un rôle éminent dans l’histoire, avant d’être oubliées car sans intérêt réel pour les pouvoirs qui ont renoncé à dominer le vide et le vent des intellectuels venus secouer les immenses conifères séculaires, proches du clocher monumental. Incroyable différence entre les deux lieux symboles que sont l’autel de l’église et la scène précaire de l’estaminet.
Un gisant de marbre lisse est installé sur un lit de pierre. Une sorte de « commandeur » des croyants, sans visage, est là étendu, impavide, muré dans un silence éternel, ses fines mains croisées sur la poitrine depuis des siècles. Plus personne ne s’intéresse visiblement à celui que Dante avait voué aux gémonies. Il ne l’aimait pas, le plaça en son Enfer tout en le traitant, pour sa servilité face au roi de France, de pasteur sans principe, capable des œuvres les plus basses. Bertrand de Got, qui devint ensuite le Pape Clément V, n’y a jamais reposé en paix, malgré le superbe coussin ciselé dans le marbre sur lequel repose une tête défigurée, inhumaine, concassée. Cet anonymat correspond à sa faiblesse coupable à l’égard des décisions royales vis à vis des Templiers. Il vaut mieux oublier là bas, au cœur des landes girondines, ce prélat qui a passé sa vie à éviter de contrarier ceux qui l’avait transformé en pantin. Le silence entourant ce tombeau convient au chat, qui vient rôder sans le troubler. Il ne témoigne d’aucun respect pour l’hôte de cette immense nef qui ne vogue plus sur aucune mer du temps, contrairement à un gros mistigris qui se prélasse sur un mur de pierres grises, au milieu d’une bouquet de rosiers.
Celui là se délecte, à quelques pas d’une fenêtre entrouverte d’où filtrent les sonorités vivantes et mouvantes d’un jazz éclatant. Le matou jubile en clignant de manière complice les yeux, comme s’il invitait à s’approcher pour prendre part au festin des notes. Penché sur un piano, dans une pénombre similaire à celle du « temple » voisin, Lubat, fait le dos rond, laissant ses mains agiles courir dans une sarabande répétitive sur le clavier. Ici, la vie coule à flots dans l’anonymat le plus complet. Par la porte s’entrouvrant sous l’effet d’un vent fripon, le passant qui passe, découvre un trio enthousiaste faisant ses gammes. De la guitare pleuvent des gouttes suaves, et de la batterie part un tonnerre ordonné. Le chat ne s’affole pas. Il en a entendu d’autres, sachant bien que de cette salle de bal d’antan sort toujours le bonheur fugace mais tellement précieux pour le village, des créateurs de rêves. Il se lève tranquillement devant celui qui l’approche de trop près et tend la main pour le flatter. Ce n’est pas son genre. Il s’extrait de son écrin de roses comme si son recueillement méritait autre chose que cette intrusion dans le plus beau concert, celui qui n’est fait que pour vous. Il file vers d’autres occupations avec l’élégance feutrée d’un félin contrarié, soucieux de garder son rang. Uzeste ne bronche pas. Seules des automobiles pressées filent indifférentes vers des destinations inconnues. Les chats traversent d’ailleurs les rues sans trop s’émouvoir de ce ballet rectiligne.
Celui qui s’est installé sous les tonnelles du Café des sports sait qu’un jour ou l’autre leurs occupants finiront pour s’arrêter, vaincus par la soif ou la fatigue. Lui, il attend la fête de la soupe du prochain week-end. Très peu pour lui, mais sous les tables, il sait qu’il pourra récupérer quelques os ayant donné tout ce qu’ils avaient en eux pour l’alchimiste du bouillon. Lui n’a rien à voir avec ceux qui s’installent derrière les fenêtres du salon pour attendre, sans risque, que le jour passe. Même s’il ne sait pas aller de gouttières en gouttières, le maître de la tonnelle que le printemps à sauvé de la calvitie hivernale, ce tigré a tout l’espace pour lui car le bar sonne creux. Personne. Les tables extérieures sont encore en position de repli, comme tout le reste du village. C’est le calme qui précède la bataille. Elle est déjà lancée, puisque le toubib a déployé une autre plaque que celle de cuivre qui précise que l’homéopathie est sa spécialité. « Non au bétonnage d’Uzeste » s’étale en lettres démesurées sur une banderole blanche. L’initiative, probablement destinée à Madame le Maire, dont l’hôtel de ville est à quelques dizaines de mètres, a quelque chose d’incongru, de disproportionné, de dérisoire, quand on flâne dans le vaste espace naturel où coule un ruisseau aux reflets cuivrés. Absurde, quand justement le temps est immobile et qu’au milieu des arbres et des hautes herbes, le murmure du filet d’eau ne fait qu’une halte sous un lavoir oublié, avant de filer comme un visiteur pressé vers des lieux où il aurait davantage d’admirateurs. L’attaque incongrue.
La complexité de cette bourgade hébergeant le tombeau d’un pape, certes Clément mais « maudit », donnant un berceau au « Saint Bernard Lubat de la résistance culturelle, oscillant entre la volonté farouche de survivre de certains, et celle d’autres qui voudraient le transformer en village du souvenir. Uzeste a bâti sa renommée sur son sommeil paradoxal, ce qui laisse la place à tous les rêves…pour les chats !

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